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LE TAILLEUR DE PIERRE

monsieur. Et si vous me dites : « Mais qui est-ce qui t’apprenait à distinguer ce qui était bien de ce qui était mal ? » Ah ! dame, monsieur, je ne saurais pas trop quoi vous répondre. C’était une voix en dedans de moi que je ne faisais pas parler, mais qui parlait de soi-même pour dire oui ou non, sans réplique. C’est cette voix que les savants appellent conscience, et que nous autres, pauvres gens, nous appelons le gros bon sens. Ça ne dispute pas, mais ça ne se trompe pas pourtant ; ça ne sait rien dire, mais ça sait tout juger, voyez-vous ! Il faut bien un dernier mot au fond de l’homme, monsieur, quand il débat avec lui-même et qu’il ne sait pas à qui entendre. Eh bien, cette conscience, c’est le dernier mot ! Et ce dernier mot de tout, c’est Dieu qui l’a écrit en nous, comme on écrit la route de temps en temps, sur les poteaux du chemin, pour qu’on ne se trompe pas de route. Il y avait, par exemple, un vieux tailleur de pierre, Hongrois de nation, qui avait travaillé à je ne sais pas combien d’églises, de temples, de chapelles, de minarets, de mosquées, de pagodes, de pyramides dans toute la terre, depuis un pays qu’il appelait l’Inde, jusqu’à l’Égypte, la Turquie, la Hongrie, l’Allemagne, Rome et Strasbourg. Il n’y avait pas de dieu pour lequel il n’eût taillé une pierre, de sorte qu’il était bien sûr, comme il le disait parfois en riant, d’avoir un ami partout dans le paradis. Il m’avait pris en amitié à cause de ma jeunesse, de mon ignorance et de ma bonne conduite, qui me faisait rechercher plutôt les vieux que les jeunes parmi les compagnons, parce qu’il y a toujours plus de sucre dans le fruit mûr que dans le fruit vert. Il savait lire, et moi non. Il avait la complaisance de me lire le dimanche ses livres de prières et d’anciennes histoires des premiers temps, que j’écoutais avec un plaisir et avec un étonnement toujours nouveaux. Il y avait de ces histoires qui faisaient adorer les bontés de Dieu et qui faisaient pleurer d’attendrissement sur les aventures de pauvres familles comme les nôtres. Il y en avait d’au-