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LE TAILLEUR DE PIERRE

yeux était noir et bleu : on aurait dit qu’elle avait reçu un coup de corne de ses cabris. Elle baissait ses paupières ; il pendait une goutte d’eau à chaque cil. « Dieu ! que je me dis, est-ce là Denise ? » Le cœur me fendit. J’essayai d’ouvrir les lèvres pour lui dire bonjour et adieu, au moins sans rancune ; mais je ne pus pas, la poitrine m’entre-sautait. Je restai sans pouvoir avancer ni reculer, et sans parole, comme un fantôme qui serait sorti du bois.

» Mais Denise fit un mouvement de ses deux bras vers son cou pour en détacher son collier de ruban de velours noir, qu’elle ne mettait que les dimanches ordinairement, et au bout duquel pendait sur sa gorgère un petit crucifix de laiton doré, qu’elle avait eu de sa mère après sa mort. Elle prit le crucifix dans ses deux mains, et, le tendant vers moi sans lever encore la tête : « Puisque vous partez des Huttes, Claude, me dit-elle d’une voix qui tremblait sur ses lèvres pâles, faites-moi la complaisance d’emporter sur vous, pour l’amour de moi, ce petit cadeau que je vous fais, et de penser à moi quelquefois quand vous le retrouverez dans le fond de votre sac en faisant votre paquet pour aller et venir. Vous ne m’aimez pas comme les autres dans la maison. Il y a longtemps que je le sais, mais c’est égal, Claude, je ne vous en veux pas, allez, pour tout cela, et je voudrais vous porter bonheur tout de même avec ce que j’ai de plus précieux sur moi. J’ai bien encore quelques liards dans la bourse de cuir de mon père, avec sa tasse d’argent, pour goûter le vin dans les pressoirs. Tenez, dit-elle en faisant glisser la bourse de cuir de ses mains dans ma poche de veste avec le collier et le crucifix, je vous en prie bien, Claude, emportez aussi cela pour l’amour de Dieu ! »

» J’étais si bouleversé d’entendre qu’elle me disait vous pour la première fois de notre vie, et j’étais si surpris de voir qu’elle me montrait cette amitié au dernier moment, après qu’elle m’avait montré tant d’éloignement depuis