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DE SAINT-POINT.

un seul homme, avec sa patience et son levier, avait fait dans les os de la montagne. Quelquefois aussi, quand le sentier était trop glissant pour les pas de mon frère, Denise venait seule m’apporter mon pain et mon lait dans un panier pour ma journée. Mais alors elle ne s’arrêtait pas, monsieur. Elle posait le panier sur une grosse pierre au pied de l’échelle de corde où j’étais quasi toujours suspendu contre les flancs de mon rocher ; elle m’appelait d’en bas avec une voix toute tressaillant de crainte, puis elle se sauvait en mettant la main sur ses yeux, comme si elle eût peur de me voir descendre de si haut.

» C’est là que je me plaisais le plus, monsieur, parce que personne, excepté Denise, ne venait m’y déranger de mon ouvrage en me regardant et en me demandant, comme dans les hameaux, ceci ou cela. Le métier de mon père me contentait plus que n’eût fait un métier plus riche et plus savant. Je me disais : « Tu fais ce qu’a fait ton père, et peut-être avec le temps le feras-tu aussi bien que lui-même. Il serait content, s’il revenait, de te voir là à son ouvrage. D’ailleurs, ce métier ne commande pas comme les autres. On peut le laisser et le reprendre quand on veut. Il ne t’empêche ni de monter, le samedi, à la hutte pour voir ta mère, Denise et les bêtes, ni de faucher les foins, ni de sarcler les blés, ni de piocher la montagne, ni de battre les arbres avec eux ; et puis, bien que tu ne vendes pas cher tes meules aux rémouleurs, aux forgerons et aux moissonneurs du pays, cependant tu gagnes honnêtement ta journée et le pain de ton frère et de ta petite sœur, qui ne peuvent pas travailler à la maison. » Ces pensées me donnaient du courage ; il n’y avait plus de lits de pierre assez dure pour me résister.

» D’ailleurs, il faut tout dire, j’aimais l’état, j’aimais le creux des carrières, le ventre de la montagne, les entrailles secrètes de la terre, comme ces matelots que j’ai connus