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DE SAINT-POINT.

que notre mère nous avait rêvés, pendant qu’elle nous portait, de deux bois différents : lui de saule, moi de sapin. Il était souple comme l’un, j’étais droit et sombre comme l’autre ; j’avais les cheveux noirs comme j’ai les yeux, le visage long, les couleurs pâles, les joues velues de poil follet, les lèvres plus souvent fermées qu’ouvertes, les bras bien découplés pour mon ouvrage, le regard souvent songeur, comme si j’avais perdu quelque chose que les étoiles me gardaient, comme me disait Denise en se raillant doucement de moi. Enfin, monsieur, j’étais pensif, quoique jeune. Je n’aimais pas la compagnie autant que mon frère. Je ne me trouvais content que tout seul dans ma carrière, ou bien avec ma mère, mon frère, ma petite sœur et Denise. Excepté eux, quand je voyais passer quelqu’un au bord de mon chantier, je me mettais à siffler pour qu’il ne me parlât pas, et quand une fille dans la montagne prenait un sentier pour venir vers moi, j’en prenais un autre. J’étais aussi sauvage que Denise. Dans le pays d’en bas, on nous appelait, par moquerie, elle la chevrette, moi le chevreuil. Le nom nous en resta longtemps. Pourtant jamais Denise et moi nous ne disions un mot plus haut que l’autre ni plus bas. Je la laissais toujours avec mon frère, par pitié pour son malheur. Quand j’allais aux champs, aux bois, aux genêts, au lavoir des moutons avec eux, c’était toujours à lui qu’elle parlait, jamais à moi. Elle aurait eu du chagrin s’il avait été jaloux d’une de ses attentions ou de ses paroles pour un autre. Elle avait l’air bien aise et elle rougissait tant soit peu quand je revenais les samedis soir et que je lui disais : « Bonjour, Denise. » Mais passé cela, elle allait et venait comme à l’ordinaire dans la maison, dans la cour, autour de mon frère. Elle n’avait pas un mot ou un son de voix de plus pour moi que pour un autre ; au contraire, elle tremblait plutôt un peu quand elle me répondait, comme si elle n’avait pas eu autant d’amitié ou de familiarité pour moi que pour le reste de la famille.