Page:Lamartine - Œuvres complètes de Lamartine, tome 32.djvu/429

Cette page a été validée par deux contributeurs.
428
LE TAILLEUR DE PIERRE

moi, vil ver de terre, je serais bon et Dieu serait mauvais ! Le reflet serait de feu et le soleil serait de glace ! Vraiment, j’ai honte des camarades qui m’ont dit quelquefois ces niaiseries.

Moi. — Vous sentez donc en vous un amour immense et sensible du bon Dieu ?

Lui. — Hélas ! monsieur, pas tant que je voudrais et pas tant que je devrais. Je n’ai pas assez d’instruction pour comprendre les perfections de ce père invisible et pour me noyer l’esprit dans les profondeurs de ses bontés. Je vis tout bonnement comme une de ces pierres brutes et noires qui s’échauffent au soleil juste autant qu’il luit sur elles. Si j’étais un de ces miroirs que j’ai vus briller au fond des chambres de votre château, je m’échaufferais bien davantage, c’est-à-dire j’aimerais bien plus. L’amour doit être en proportion de l’esprit. Je suis un pauvre homme, je ne puis pas avoir les admirations d’un savant.

Moi. — Et comment cela ?

Lui. — Il m’a créé.

Moi. — Mais cela ne lui a rien coûté.

Lui. Cela lui a coûté une pensée, une pensée du bon Dieu, monsieur. Y avons-nous jamais assez réfléchi ? Quant à moi, j’y réfléchis souvent, et je deviens fier comme un Dieu dans mon humilité, grand comme le monde dans ma petitesse ! Une pensée du bon Dieu ! Mais cela vaut autant que s’il m’avait donné tout l’univers. Car enfin, monsieur, bien que je sois peu de chose, pour me créer il a fallu d’abord qu’il pensât à moi, qui n’existais pas encore, qu’il me vît de loin, qu’il m’enfantât d’avance, qu’il me réservât mon petit espace, mon petit moment, mon petit poids, mon petit rôle, ma naissance, ma vie, ma mort, et, je le sens, monsieur, mon immortalité. Quoi ! n’est-ce donc rien que cela, monsieur, avoir occupé la pensée de Dieu, et l’avoir occupée assez pour qu’il daignât vous créer ?… Ah ! je vous le répète, rien que ça, monsieur, rien que ça,