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RAPHAËL

à pas, les yeux baissés sur son chemin, pour les retrouver et les ramasser une à une, nous ne voulions pas perdre la mémoire d’un de ces sites, d’une de ces heures, de peur de perdre en même temps la mémoire et la jouissance avare d’une seule de nos félicités. Les montagnes de la Savoie, la vallée de Chambéry ; les cascades, les torrents, le lac, les pelouses moussues, noires d’ombres, ou moirées de lueurs éparses sous les grands bras tendus des châtaigniers ; les rayons à travers les branches, le ciel entrevu par les fissures du dôme de feuillage sur nos têtes, la nappe d’azur et les voiles blanches à nos pieds, nos premières entrevues involontaires de loin, dans les sentiers de la montagne ; nos conjectures alors l’un sur l’autre, nos rencontres en voguant à contre-sens dans nos bateaux, sur le lac, avant de nous connaître ; ses cheveux noirs emportés par le vent, mon attitude indifférente, mes regards détachés de la foule ; la double énigme que nous posions ainsi perpétuellement l’un devant l’autre, et dont le mot, pour tous deux, devait être un éternel amour ; puis le jour fatal de la tempête et de l’évanouissement, la nuit de prières dans la mort et dans les larmes, le réveil dans le ciel, le retour ensemble, sous l’allée de peupliers, au clair de lune, ma main dans sa main, ses larmes chaudes senties et recueillies, les premiers mots par où s’étaient échappées nos deux âmes, le bonheur, la séparation… tout enfin !

Nous ne pouvions nous rassasier de ces détails. C’était comme si nous nous étions raconté une histoire qui n’eût pas été la nôtre. Mais qu’y avait-il donc désormais dans l’univers en dehors de nous ? Ô inépuisable curiosité de l’amour, tu n’es pas une puérile distraction de l’heure, tu es l’amour même, qui ne peut se lasser de regarder ce qu’il admire, qui ne veut pas laisser échapper une impression, un cheveu, un cil, un frisson, une rougeur, une pâleur, un soupir de ce qu’il aime, afin d’avoir une raison d’aimer