Page:Lamartine - Œuvres complètes de Lamartine, tome 32.djvu/285

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
284
RAPHAËL

jours s’écouler dans l’abandon et ma mémoire dans la honte, comme elle ! dussiez-vous être aussi ingrat et aussi calomniateur que Rousseau !… Qu’elle est heureuse ! poursuivit-elle en perdant son regard dans le ciel, comme si elle y eût cherché et entrevu l’image de la femme étrange qu’elle enviait ; qu’elle est heureuse ! elle a pu se sacrifier elle-même à ce qu’elle aimait !

» — Oh ! quelle ingratitude et quelle profanation de vous-même et de notre bonheur ! lui répondis-je en la ramenant à pas lents sur les feuilles mortes qui criaient sous ses pieds, vers la maison. Vous ai-je donc par un seul mot, par un seul regard, par un seul soupir, montré qu’il manquait quelque chose à mon bonheur ? Ne concevez-vous donc pas dans votre imagination angélique, pour un autre Rousseau (si la nature en eût fait deux) une autre madame de Warens ? Une madame de Warens jeune, virginale, pure, ange, amante et sœur à la fois, donnant son âme tout entière, son âme inviolable et immortelle, au lieu de ses charmes périssables ? la donnant à un frère perdu et retrouvé, jeune, égaré, errant aussi, comme le fils de l’horloger, en ce monde, ouvrant à ce frère, au lieu de sa maison et de son jardin, le foyer serein de ses tendresses ? le purifiant dans ses rayons ? le lavant de ses premières souillures dans l’eau de ses larmes ? le dégoûtant à jamais de toute autre possession que de la possession intérieure ? lui traçant sa route dans la vie ; l’excitant à la gloire et à la vertu et le récompensant du sacrifice par cette pensée : que gloire, vertu, sacrifices, tout lui est compté dans le cœur d’une femme, tout s’accumule, tout se multiplie dans sa reconnaissance, tout va se joindre à ce trésor de tendresse qui se remplit ici-bas et qui ne s’ouvrira que dans le ciel ?… »

Je tombai néanmoins, en parlant ainsi, anéanti et le visage dans mes mains, sur une chaise loin de la sienne, contre la muraille. J’y restai longtemps sans rien dire.