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RAPHAËL

En réfléchissant ainsi, nous gravissions une pelouse rapidement inclinée, plantée ça et la de quelques vieux noyers. Ces arbres avaient vu jouer les deux amants sur leurs racines. À droite, dans l’endroit où la gorge se resserre comme pour se fermer tout à fait au passant, une terrasse en pierres sauvages et mal jointes porte la maison de madame de Warens. C’est un petit cube de pierres grises percé d’une porte et de deux fenêtres du côté de la terrasse ; autant du côté du jardin ; trois chambres basses au-dessus ; une grande salle au niveau du sol, sans autres meubles qu’un portrait de madame de Warens dans sa jeunesse.

Sa gracieuse figure rayonne, à travers la poussière de la toile enfumée, de beauté et d’enjouement. Pauvre charmante femme ! Si elle n’eût pas rencontré cet enfant errant sur les grands chemins, si elle ne lui avait pas ouvert sa maison et son cœur, ce génie sensible et souffrant se serait éteint dans la boue. Cette rencontre ressemble à un hasard, mais elle fut la prédestination de ce grand homme, sous la figure d’une première amante. Cette femme le sauva. Elle le cultiva. Elle l’exalta dans la solitude, dans la liberté et dans l’amour, comme ces houris d’Orient qui préparent de jeunes séides au martyre par la volupté. Elle lui fit son imagination rêveuse, son âme féminine, son accent tendre, sa passion pour la nature. En lui communiquant son âme maladive, elle lui donna l’enthousiasme des femmes, des jeunes gens, des amants, des pauvres, des opprimés, des malheureux de son siècle. Elle lui donna le monde, et il fut ingrat !… elle lui donna la gloire, et il lui légua l’opprobre !… Mais la postérité doit être reconnaissante pour eux, et pardonner à une faiblesse qui nous valut un si grand poëte. Quand Rousseau écrivit ces pages odieuses sur sa bienfaitrice, il n’était déjà plus Rousseau ; il était un pauvre insensé. Qui sait si son imagination malade et trou-