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RAPHAËL

temps auprès d’elle, je n’aurais jamais ni lu ni écrit de vers. Elle était mon poème vivant de la nature et de moi-même. Mes sentiments résonnaient dans son cœur, mes images dans ses regards, ma mélodie dans sa voix. D’ailleurs la poésie toute matérialiste et toute sonore de la fin du dix-huitième siècle et de l’empire, dont elle avait les principaux volumes dans sa chambre, tels que Delille et Fontanes, n’était pas faite pour nous. Son âme, qui avait été bercée par les vagues mélodieuses des tropiques, était un foyer de douleur, de langueur, d’amour, que toutes les voix de l’air et des eaux n’auraient pas suffi à exhaler. Elle essayait quelquefois devant moi de lire ces livres et de les admirer sur leur réputation ; elle les rejetait avec un geste d’impatience ; ils restaient sourds sous ses mains, comme des cordes cassées dont on cherche en vain la voix en frappant sur le clavier. La note de son cœur n’était que dans le mien, mais elle n’en sortit pas tant qu’elle vécut. Les vers qu’elle devait m’inspirer ne devaient retentir que sur son tombeau. Elle ne sut jamais qui elle aimait, avant de mourir. J’étais pour elle un frère. Peu lui aurait importé que je fusse un poëte pour tout le monde. Il n’y avait rien de moi que moi-même dans son attachement.

XLIX

Une seule fois je lui révélai involontairement un faible don de poésie qu’elle était loin de soupçonner ou de désirer en moi. Mon ami Louis *** était venu passer quelques jours avec nous. La soirée avait été remplie jusqu’à minuit de lectures, d’entretiens intimes, de causeries, de tristesses ou de sourires. Nous nous étonnions de ces trois jeunes destinées, inconnues peu de temps auparavant les unes aux