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DE L’ÉMANCIPATION

l’Europe civilisée tout entière pour réprimer un infâme commerce d’hommes, il y aurait dégradation pour notre pavillon ? Est-ce que la dignité du drapeau français consisterait à couvrir de l’inviolabilité du crime ces navires étrangers, ces entre-ponts, ces tombeaux flottants remplis de cargaisons humaines, au lieu de couvrir un grand et saint principe d’humanité et de liberté conquis au profit des hommes et au nom de Dieu ? Ah ! ce n’était pas ainsi qu’il comprenait l’honneur du pavillon naval de la France, l’orateur, homme d’État, qui, présidant ce jour-là l’Assemblée nationale, le salua pour la première fois du haut de la tribune : « Elles vogueront sur les mers, s’écria Mirabeau, les couleurs nationales de la France, et elles seront le signe de la sainte confraternité des amis de la liberté sur toute la terre ! » Qu’aurait dit le grand prophète des destinées de la révolution, si on lui eût annoncé qu’à cinquante ans du jour où il proférait ces belles paroles, on oserait revendiquer pour des corsaires américains, portugais ou dénationalisés, le droit de couvrir leurs crimes de l’inviolabilité du drapeau tricolore ? Il ne l’aurait pas cru ! et il aurait eu raison ; la France ne le voudra pas !

Messieurs, encore une fois, bravons ces misérables glapissements d’un odieux intérêt qui se cache sous les honorables susceptibilités d’un sentiment national : ce sentiment s’apercevra bientôt à quelles honteuses combinaisons il sert de voile ; le patriotisme secouera son manteau, et l’égoïsme intéressé rougira d’être reconnu dans toute sa nudité, dans toute sa faiblesse ! On vous a prononcé tout à l’heure un nom, le nom vénéré d’un homme qui passa par les mêmes épreuves que nous et qui en triompha ! car toute vérité à son calvaire, où il lui faut souffrir avant de triompher. Cet homme, c’est l’apôtre de l’abolition du commerce des noirs, c’est Wilberforce !

Lui aussi, lui surtout, il lutta pendant quarante ans pour la réhabilitation de toute une race prescrite, et il lutta avec cette fixité de but, cette sérénité de volonté, qui n’appartiennent qu’aux hommes qui se dévouent à une idée, parce qu’une idée étant une chose qui ne meurt pas, une chose éternelle, participe, pour ainsi dire, de la patience de celui qui vit et qui dure éternellement : de Dieu ! Lui aussi, les hommes qui s’appelaient de son temps les hommes pratiques livrèrent souvent ses intentions, sa conscience, à la dérision des politiques de la Grande-Bretagne.

Eh bien, il ne désespéra pas, et il y eut un jour, un grand jour dans sa vie, un jour pour lequel il sembla avoir vécu tout le nombre de ses années ; ce fut le jour où le parlement de son pays vota l’acte d’émancipation ! Le 28 juillet 1828, Wilberforce vivait encore ; mais comme s’il eût attendu le salaire de sa vie avant de la quitter, il touchait à sa dernière heure quand ses amis vinrent lui annoncer que l’acte libérateur était voté, et que son idée à lui, son idée bafouée, calomniée, injuriée,