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dant les mois d’été, à garder les génisses dans les prés d’en haut, au bord des sapins, en tricotant mon bas ou en faisant mes prières. Je me disais en voyant des tourbillons de neige folâtrer sur les têtes des arbres et poudrer les prés : « Voilà pourtant ce qui devait être ton linceul et ce qui t’a conduite dans une bonne maison où tu ne crains plus ni honte, ni froid, ni faim ! » Ah ! la grâce de Dieu, monsieur, on ne sait jamais par où elle passe ! on n’y croit jamais assez, voyez-vous ! Aussi je ne m’inquiétais quasi plus de rien.


CXIX


« Eh bien ! j’avais tort pourtant ; il ne faut jamais tenter Dieu, ni par excès de défiance, ni par excès de présomption. Souvent le bonheur est là, qu’on le croit bien loin ; le malheur est derrière la porte !

« Le malheur !… Ah ! quel malheur !… Il arriva comme personne n’y pensait.

« Vous savez ce que je veux dire, monsieur : vous êtes jeune, mais il n’y a de cela que dix ans. Vous avez entendu parler de la maladie qu’on appelle l’épidémie et qui a tant fait mourir de pauvre monde pendant trois mois qu’elle a passés, d’abord dans la plaine, et puis sur ces montagnes, où l’on dit que les aigles ont été la prendre pour la donner aux oiseaux, les oiseaux aux poules, les poules aux insectes, les insectes aux hommes. Elle monta jusque chez nous, monsieur ; elle emporta d’abord le curé, comme pour être plus libre de ravager le troupeau ; puis elle frappa de maison en maison à presque toutes les portes, comme le marguillier quand il va faire la quête