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CIX


« — Affreuse situation, en effet, monsieur, reprit-elle. Figurez-vous bien ça. Me voilà, moi, Geneviève, jeune encore, assez jolie, disait-on, bonne et honnête ouvrière, passant pour une tailleuse achevée et pour une marchande à son aise, recevant cette jeune fille chez moi, à la ville, lui vendant comme à un enfant tout ce qu’elle veut, la déshabillant, l’habillant dans ma chambre, lui passant ses boucles d’oreilles et ses colliers, la faisant plus belle qu’une reine pour qu’elle aille épouser mon propre fiancé et me faire oublier de lui, en lui plaisant davantage ! Voilà cette jeune fille qui rit, qui jase, qui est fière d’être entrée seulement chez moi, d’avoir été habillée et parée par moi, qui me croit une fille riche et rangée, quasi une dame !… qui épouse mon amour de jeunesse, mon fiancé, veux-je dire, qui est mère, et riche, et heureuse avec lui dans sa maison devenue la sienne, dans cette maison où j’ai fait le festin des fiançailles ; car à présent je reconnais bien les vaches que Cyprien m’avait nommées dans le pré  !… Et puis, me voilà, moi, à présent, une vilaine mendiante, déshonorée, sortant des prisons, courant les chemins, ayant vendu mes effets, sans toit et sans pain, sans robe, sans coiffe et sans sabots seulement, trouvée par cette même jeune fille, aujourd’hui sa femme, à lui  !… où ? dans la litière des vaches de l’écurie de son mari !… Oh ! c’est trop fort ! Jamais, non, jamais la disgrâce humaine n’a été jusque-là !…

« Voilà donc ce que je me disais, monsieur, et j’aurais voulu que la puissance de Dieu me transformât en un de ces animaux méprisés qui broutent la terre, et qui mangent