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XCIII


« Un samedi soir, monsieur, que j’étais tranquillement, après mon ménage fait, occupée à raccommoder mes bas dans ma chambre haute et que j’avais laissé l’agneau et le chien couchés ensemble dans la niche, au soleil, ne se doutant de rien, voilà que j’entends un grand bruit sous ma fenêtre, des pas qui courent, l’agneau qui bêle, le chien qui aboie et grince des dents. Je laisse tomber mon ouvrage, j’ouvre ma fenêtre ; qu’est-ce que je vois ? Je vois un homme, les bras nus, avec un tablier retroussé à sa ceinture et un grand couteau dans la main droite, tirant de la main gauche l’agneau par le cou pour l’arracher de la loge du chien, qui défendait de la voix et des dents son ami ! Je pousse un cri pour arrêter le garçon boucher ; mais il ne m’écoute seulement pas, et, furieux d’avoir été mordu par le chien, il plonge son couteau dans le cou de l’agneau, sous mes yeux et malgré mes gestes et mes cris. Ah ! monsieur, ça me fit l’effet d’un crime, et je crus voir immoler un chrétien.

« Cependant l’homme ayant été jeté à la renverse et ayant laissé le couteau dans le cou du pauvre animal, le chien et l’agneau lui avaient passé par-dessus le corps et s’étaient précipités par instinct dans la cuisine, dont la porte était toute grande ouverte, pour venir se réfugier naturellement près de moi. Ils montèrent tous deux, l’un jappant, l’autre râlant, l’escalier de bois, et se jetèrent sous le lit, à mes pieds, comme pour se sauver de leur assassin. Pauvres bêtes ! Il fallait voir comme ils me regardaient et comme ils semblaient implorer ma protection !