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laisse-moi boire la lie, ça ne sera pas long, va ; le tonneau baisse et tant mieux ! la vie est amère ! » Quelquefois il nous disait : « Soyez bien sages, je vais prier aujourd’hui au cimetière, à la croix de votre mère ; je reviendrai de bonne heure, et je travaillerai demain. » Et il sortait. Il était souvent trois ou quatre jours sans rentrer. Une fois, il resta huit jours sans reparaître. Nous apprîmes qu’il avait été trouvé mort sous la neige, dans le ravin de Saint-Laurent qui mène au couvent, son étui de vitres encore sur le dos, et des sous dans sa poche. On ne savait pas s’il était tombé endormi sur la route, en sortant de l’auberge des colporteurs, à Saint-Laurent, ou s’il avait été surpris par la nuit et enseveli par l’avalanche. Nous restâmes seules, Josette et moi. Les voisines nous appelaient, en riant, la mère et la fille.


XVI


« Ma mère ne m’avait point fait apprendre d’état, et pourtant il fallait vivre et faire vivre et élever Josette. Je pris une boutique de mercerie, je m’y installai avec ma sœur, qui tenait le comptoir à côté de moi en apprenant à faire des dentelles noires pour les paysannes du haut Dauphiné et du Valais. On m’avança à crédit une petite quantité de marchandises que je vendais aux colporteurs des montagnes : des boutons d’os, des boucles de souliers et des jarretières, des guêtres de grosse laine blanche qui montent jusque par-dessus les genoux, comme vous les voyez ici ; du papier, de l’encre, des plumes, des sabots et quelques aunes de grosses étoffes rouges, blanches et bleues dont les montagnardes se font leurs robes. Comme