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montagne. L’océan est fait de gouttes d’eau, la vie est faite de minutes… Je vais tâcher de me souvenir. »

Et elle réfléchit un moment, en suspendant le mouvement de ses aiguilles de bas et en fermant les yeux. Puis elle les rouvrit et reprit à la fois la conversation et le tricot ; mais son visage avait pris tout à coup une expression plus grave et plus mélancolique. On voyait qu’elle allait rouvrir quelque coin fermé, et peut-être saignant, de sa mémoire.


XI


« Nous vécûmes ainsi, monsieur, environ dix ans sans qu’il survînt aucun grand changement dans la maison de mon père. Mes deux demi-sœurs s’étaient mariées avec des employés de la fabrique ; elles avaient emporté toute l’aisance et une partie des meubles de la maison, qui leur appartenaient par leur mère. Elles ne venaient quasi plus nous voir ; elles étaient honteuses de notre pauvreté ; elles nous méprisaient. Mon frère avait atteint l’âge du service militaire. C’était le seul ouvrier de mon père : un bon et gentil ouvrier qui travaillait comme deux, qui ne se dérangeait jamais et qui servait sans gages. Nous avions accumulé toutes nos économies, vendu nos chaînes et nos croix d’or, depuis cinq ou six ans, pour lui acheter un remplaçant à l’armée s’il venait à tomber au sort ; nous avions fait dire bien des messes à Voiron et à la chapelle de la Grande-Chartreuse pour qu’il tirât un bon numéro et que notre seul soutien ne nous fût pas enlevé ; mais il avait tiré un numéro partant ; Dieu voulait nous affliger ; il est le maître, et il est plus sage que le sort. Les hommes, cette