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personnifications imaginaires de sentiments nés de mes rêves, ou s’il fallait véritablement pleurer et prier sur leurs deux tombeaux, et s’y attacher comme à deux êtres qui avaient réellement vécu parmi nous, et qu’on pouvait espérer retrouver un jour aimants, aimés, heureux, dans une autre vie. Ô sainte naïveté des cœurs sensibles ! Ils ne veulent pas perdre leur sensibilité sur une fiction, et ils ont raison. Les larmes sont trop précieuses pour qu’on les répande ainsi sur des chimères, et sans qu’une ombre réelle au moins les entende tomber et les recueille là-haut. Tromper ces cœurs-là, c’est le crime sans rémission des poëtes, car c’est outrager la nature ; c’est tendre un piége à la mélancolie pour lui rire au visage ensuite ; quand elle pleure, c’est faire pleuvoir des larmes sur le sable pour arroser une illusion. C’est mal, et cela fait souvent un mal réel aux imaginations tendres que vous trompez ainsi. Car les âmes neuves et simples, et ce sont les plus belles, prennent souvent à cœur et au sérieux les sentiments avec lesquels le poëte joue ainsi. On connaît les sept ou huit suicides que Werther, cette ironie de Gœthe, fit accomplir en Allemagne après l’apparition de ce beau livre.

On sait que Bernardin de Saint-Pierre fut obsédé toute sa vie par des interrogations épistolaires sur Paul et sur Virginie, et que les pélerinages ont tracé un sentier au tombeau imaginaire sous les lataniers. Moi-même, dont les écrits sont bien loin d’avoir sur l’imagination de l’Europe cette contagion, j’ai eu cependant ma part de cette correspondance avec les âmes désœuvrées et méditatives de mon temps. J’ai reconnu à des signes certains que j’avais touché quelquefois juste et fort. Le contre-coup a été souvent jusqu’à la passion et la colère. C’est ainsi qu’après avoir publié, l’année dernière, l’épisode de Graziella, histoire véritable où je me peins avec l’impartiale