Page:Lamartine - Œuvres complètes de Lamartine, tome 30.djvu/196

Cette page a été validée par deux contributeurs.


XXIX


« Eh bien ! dis-je à Reine, voilà les idées que je me faisais de la littérature, histoire, poésie, philosophie, science, théâtre pour le peuple, bien avant l’époque où je vous parle. Il faut en arriver là. Rien n’est trop haut, rien n’est trop beau pour les masses. Ce sont les écrivains qui manquent au peuple ; ce ne sont pas les lecteurs qui manquent aux écrivains. Ah ! si j’avais le talent de tels ou tels écrivains de nos jours, et leur jeunesse, et leurs loisirs, et leur plume, que ne ferais-je pas dans cet ordre d’idées ! Il y a un nouveau monde à découvrir, sans aller, comme Christophe Colomb, traverser l’Atlantique. Ce monde nouveau, c’est la sensibilité et la raison des classes laborieuses. La géographie de l’univers moral ne sera complète que quand ce continent populaire sera découvert, conquis et peuplé d’idées par les navigateurs de la pensée. On l’entrevoit déjà ; il ne reste qu’à l’aborder.

« — C’est bien poétique, savez-vous, pourtant ce que vous me dites-là, monsieur ! repartit en soupirant la couturière, et cependant je le comprends.

« — Pardonnez-moi, lui dis-je ; je n’aurais pas parlé ainsi devant une autre femme de votre état ; mais vous êtes poëte aussi : vos vers m’ont fait oublier vos ciseaux ! D’ailleurs, il n’y a pas besoin d’être toujours plat pour être populaire ; le peuple est un grand poëte aussi, car il est l’enfant pas encore sevré de la nature, et la nature ne parle qu’en images comme Dieu ! »