Page:Lamartine - Œuvres complètes de Lamartine, tome 29.djvu/57

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ce livre, c’était la Jérusalem délivrée ; la Jérusalem délivrée traduite par Lebrun, avec toute la majesté harmonieuse des strophes italiennes, mais épurée par le goût exquis du traducteur de ces taches éclatantes d’affectation et de faux brillant qui souillent quelquefois la mâle simplicité du récit du Tasse, comme une poudre d’or qui ternirait un diamant, mais sur lequel le français a soufflé. Ainsi le Tasse, lu par mon père, écouté par ma mère avec des larmes dans les yeux, c’est le premier poëte qui ait touche les fibres de mon imagination et de mon cœur. Aussi fait-il partie pour moi de la famille universelle et immortelle que chacun de nous se choisit dans tous les pays et dans tous les siècles pour s’en faire la parenté de son âme et la société de ses pensées.

J’ai gardé précieusement les deux volumes : je les ai sauvés de toutes les vicissitudes que les changements de résidence, les morts, les successions, les partages apportent portent dans les bibliothèques de famille. De temps en temps, à Milly, dans la même chambre, quand j’y reviens seul, je les rouvre pieusement ; je relis quelques-unes de ces mêmes strophes à demi-voix, en essayant de me feindre à moi-même la voix de mon père, et en m’imaginant que ma mère est la encore avec mes sœurs, qui écoute et qui ferme les yeux. Je retrouve la même émotion dans les vers du Tasse, les mêmes bruits du vent dans les arbres, les mêmes pétillements des ceps dans le foyer ; mais la voix de mon père n’y est plus, mais ma mère a laissé le canapé vide, mais les deux berceaux se sont changés en deux tombeaux qui verdissent sur des collines étrangères ! Et tout cela finit toujours pour moi par quelques larmes dont je mouille le livre en le refermant.