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quelque chose de bien indécis entre l’aisance frugale et l’indigence souffreteuse. Mais il avait la satisfaction de sa conscience, son amour pour sa femme, la simplicité champêtre de ses goûts, sa stricte mais généreuse économie, la conformité parfaite de ses désirs avec sa situation, enfin sa religieuse confiance en Dieu. Avec cela, il abordait courageusement les difficultés étroites de son existence. Ma mère, jeune, belle, élevée dans toutes les élégances d’une cour splendide, passait avec la même résignation souriante et avec le même bonheur intérieur, des appartements et des jardins d’une maison de prince, dans la petite chambre démeublée d’une maison vide depuis un siècle, et dans le jardin d’un quart d’arpent, entouré de pierres sèches, où allaient se confiner tous les grands rêves de sa jeunesse. Je leur ai entendu dire souvent depuis à l’un et l’autre que, malgré l’exiguïté de leur sort, ces premières années de calme après la secousse des révolutions, de recueillement dans leur amour et de jouissance d’eux-mêmes dans cette solitude, furent, à tout prendre, les plus douces années de leur vie. Ma mère, tout en souffrant beaucoup de la pauvreté, méprisa toujours la richesse. Combien de fois ne m’a-t-elle pas dit, plus tard, en me montrant du doigt les bornes si rapprochées du jardin et de nos champs de Milly : « C’est bien petit, mais c’est assez grand si nous savons y proportionner nos désirs et nos habitudes. Le bonheur est en nous ; nous n’en aurions pas davantage en étendant la limite de nos prés ou de nos vignes. Le bonheur ne se mesure pas à l’arpent comme la terre ; il se mesure à la résignation du cœur, car Dieu a voulu que le pauvre en eût autant que le riche, afin que l’un et l’autre ne songeassent pas a le demander à un autre qu’à lui ! »