Page:Lamartine - Œuvres complètes de Lamartine, tome 29.djvu/456

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


XXIII


Jusque-là, enfant ou adolescent encore, j’avais eu peu d’occasions de sentir le poids et le froissement directs de sa volonté sur la mienne. Dans les collèges ou dans mes voyages, je n’avais senti tout cela que de loin et à travers le cœur de ma mère, qui adoucissait tout. Mais maintenant nous allions nous trouver face à face, lui avec son habitude d’autorité, moi avec mon instinct de jeunesse et d’indépendance. Or il n’y eut jamais, dans une même famille et dans des rapports si intimes, deux natures plus dissemblables que la nature de l’oncle et celle du neveu.

Il était homme de réflexion, et j’étais un enfant d’enthousiasme ; il était homme de spéculation, et j’étais un enfant de premier mouvement et d’action ; il était froid, et j’étais tout feu ; il était savant, et j’étais inspiré ; il était économe, et j’étais prodigue ; il était borné dans un étroit horizon, bien arrangé, de province, de petite ville, de famille, et j’ouvrais en imagination des ailes larges comme le monde ; il voulait me construire à son image, et la nature m’avait construit à l’image de ma mère, dans un autre moule et d’un autre métal ; il n’estimait que les sciences, et je ne comprenais que le sentiment. Pour tout exprimer en deux mots, il était mathématicien, et j’étais ou je pouvais être poëte. Comment unir ce chiffre et cette flamme ?

Aussi ils se séparaient toujours malgré les efforts que lui et moi nous faisions pour les rejoindre. L’un restait précis, glacé, immobile ; l’autre s’évaporait et courait