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donnaient quelquefois l’avantage. Je ne le dépassais que par l’absence de quelques défauts, mais j’étais loin de me prévaloir de ces victoires, et je sentais plus que personne sa supériorité d’âge, de travail et de talent.


XXII


Il sortit de ses études trois ans avant moi. Il laissa un nom parmi nous comme cette trace qu’un homme supérieur laisse en traversant une foule et qui ne se referme que longtemps après. Nous en parlions avec une admiration mêlée d’un peu de terreur. Nous le croyions appelé à quelque haute mais sinistre vocation. Nous en attendions je ne sais quoi de grand. C’était comme le pressentiment d’une destinée. Nous apprîmes qu’il faisait ses études de droit à l’école de Grenoble ; que là, comme ailleurs, il était admiré mais peu aimé ; qu’il vivait dans un fier dédain de la foule ; qu’il ne donnait dans aucune des sottes vanités de la jeunesse de ces écoles ; qu’il se faisait même une gloire stoïque de sa pauvreté, comme Machiavel enfant, et qu’on le rencontrait souvent dans la rue en plein jour portant lui-même ses souliers percés à raccommoder à l’échoppe voisine, ou mangeant fièrement son morceau de pain, un livre sous le bras. Cette fierté de sobriété et de mâle indépendance bravait le mépris de ses camarades et dénotait une âme plus forte que leur raillerie. Mais on ne le raillait pas, on le respectait, et les preuves qu’il donnait dans l’occasion de ses talents comme légiste et comme orateur le plaçaient déjà très-haut dans l’opinion de la ville.

Il y avait six ans que nous nous étions séparés, quand