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core vides de l’imagination des oisifs, des femmes et des enfants. Je vivais de ces mille vies qui passaient, qui brillaient et qui s’évanouissaient successivement devant moi, en tournant les innombrables pages de ces volumes plus enivrants que les feuilles de pavot.

Ma vie était dans mes songes. Mes amours se personnifiaient dans ces figures idéales qui se levaient tour à tour sous l’évocation magique de l’écrivain, et qui traversaient les airs en y laissant pour moi une image de femme, un visage gracieux ou mélancolique, des cheveux noirs ou blonds, des regards d’azur ou d’ébène, et surtout un nom mélodieux. Quelle puissance que cette création par la parole, qui a doublé le monde des êtres et qui a donné la vie à tous les rêves de l’homme ! Quelle puissance surtout à l’âge où la vie n’est elle-même encore qu’un rêve, et où l’homme n’est encore qu’imagination !

Mais ce qui me passionnait par-dessus tout, c’étaient les poëtes, ces poëtes qu’on nous avait avec raison interdits pendant nos mâles études, comme des enchantements dangereux qui dégoûtent du réel en versant à pleins flots la coupe des illusions sur les lèvres des enfants.

Parmi ces poëtes, ceux que je feuilletais de préférence n’étaient pas alors les anciens dont nous avions, trop jeunes, arrosé les pages classiques de nos sueurs et de nos larmes d’écolier. Il s’en exhalait, quand je rouvrais leurs pages, je ne sais quelle odeur de prison, d’ennui et de contrainte qui me les faisait refermer, comme le captif délivré qui n’aime pas à revoir ses chaînes ; mais c’étaient ceux qui ne s’inscrivent pas dans le catalogue des livres d’étude, les poëtes modernes, italiens, anglais, allemands, français, dont la chair et le sang sont notre sang et notre chair à nous-mêmes, qui sentent, qui pensent,