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LETTRE

des chansons contre vous, comme celles de Mandrin. J’ai bien pleuré quand ma fille m’a raconté cela un dimanche, en revenant de la messe. Est-ce bien possible, ai-je dit, que ce monsieur ait fait tous ces crimes ? et que lui, qui n’aurait pas fait de mal à une bête quand il était petit, il ait fait couler le sang des hommes dans Paris, par malice ? Et puis, quelques mois plus tard, on dit que ce n’était pas vrai ; et puis, on n’a plus rien dit du tout.

» Hélas ! père Dutemps, lui ai-je répondu, il y a du vrai et du faux dans tous ces bruits de nos agitations lointaines qui sont montés jusqu’à ces déserts, comme le bruit du canon de Lyon y monte quand c’est le vent du midi, sans que l’on puisse savoir d’ici si c’est le canon d’alarme ou le canon de fête. On ne sait de même que longtemps après les révolutions si les hommes qui y ont été jetés sont dignes d’excuse ou de blâme. N’en parlons pas à présent. Je viens ici pour les oublier pendant quelques jours à ce beau soleil, que le sang et les larmes des peuples ne ternissent pas. Je ne serai que trop tôt obligé, par mon devoir, de retourner où s’agite le sort des empires, et de me faire encore des misères et des inimitiés ici-bas, pour me faire un juge indulgent et compatissant là-haut ; car, voyez-vous, chacun a son travail dans ce monde, et il faut l’accomplir à tout prix. Je suis bien las, mais je n’ai pas encore le droit de m’asseoir, comme vous, tout le jour au soleil contre un mur. Et qui sait s’il y aura un mur ?… Mais vous, père Dutemps, parlons de vous. Demeurez-vous toujours seul là-haut dans cette petite chaumière, à une lieue de tout voisin, dans la bruyère, au bord du bois des hêtres ? Quel âge avez-vous ? Qui est-ce qui pioche pour vous la colline de sable ? Qui est-ce qui bat les châtaignes ? Qui est-ce qui soigne vos ânesses et vos chèvres ? Depuis quand avez-vous perdu tout à fait la vue ? Et comment