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LETTRE

« Rassurez-vous, père Dutemps ! lui criai-je en me rapprochant de lui ; j’ai repris le cheval, il ne fera ni peur à votre âne, ni mal à vous. » Et je m’arrêtai à l’ombre d’un poirier sauvage, devant le pauvre homme.

« Vous me connaissez donc, puisque vous avez dit mon nom ? murmura l’aveugle. Mais moi, je ne vous connais pas. C’est qu’il y a bien longtemps, continua-t-il comme pour s’excuser, que je ne puis plus connaître les hommes qu’à leur voix. Les arbres et les murs, oui, cela ne change pas de place ; mais les hommes, non : cela va, cela vient, aujourd’hui ici, demain là ; cela court comme de l’eau, cela change comme le vent ; à moins de les voir, on ne sait pas à qui on parle, et je ne les vois plus. Par exemple, quand ils m’ont une fois parlé, je les reconnais toujours au son de leur voix : la voix, c’est comme une personne dans mon oreille. Mais je ne me souviens pas d’avoir jamais entendu la vôtre. Qui êtes-vous donc, si cela ne vous offense pas ?

» Hélas ! père Dutemps, lui dis-je, cela prouve que ma voix a bien changé, comme mon visage ; car vous l’avez entendue bien souvent sous le vieux sorbier de votre cour, quand nous ramassions au pied de l’arbre les sorbes que la Madeleine votre femme faisait mûrir sur la paille, ou quand je rappelais les chiens courants de mon père au bord du grand bois, au-dessus de votre champ de blé noir. »

Il renversa sa tête en arrière, ôta son bonnet, d’où roulèrent sur ses joues des écheveaux de cheveux blancs et fins comme une toison, et il recula machinalement en arrière, à deux pas.

« Vous êtes donc monsieur Alphonse ? s’écria-t-il (les