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À M. LE COMTE D’ESGRIGNY.

rênes. Je criai au vieillard de se rassurer, et je me rapprochai de lui, la bride sous le bras.

Dans ce pauvre homme je venais de reconnaître un des plus vieux coquetiers de ces montagnes, qui louait à notre mère des ânesses au printemps pour donner leur lait à ses pauvres femmes malades, qui lui servait de guide, d’écuyer pour promener ses enfants avec elle sur ces solitudes élevées, où elle voyait la nature de plus haut, et où elle adorait Dieu de plus près.

On appelle ici coquetier un homme qui va de chaumière en chaumière et de verger en verger acheter des œufs, des prunes, des pommes, des petites poires sauvages, des châtaignes ; qui en remplit les paniers de ses ânes, et qui va les revendre avec un petit bénéfice aux portes des églises, après vêpres, dans les villages voisins.

Ce coquetier des montagnes était déjà vieux et cassé dans mon enfance. Je le croyais couché depuis longues années sous une de ces pierres de granit couvertes de mousse, qui parsemaient comme des tombes son petit champ d’orge et de folle avoine autour de son haut chalet. Il avait dès ce temps-là les yeux chassieux ; ma mère lui donnait, pour fortifier sa vue, de petites fioles où elle recueillait les pleurs de la vigne, séve du cep qui sue au printemps une sueur balsamique ayant, dit-on, la vertu sans avoir les vices du vin. Maintenant plus qu’octogénaire, il paraissait tout à fait aveugle, car il tenait une de ses mains en entonnoir sur ses yeux fixés vers le soleil, comme pour y concentrer quelque sentiment de ses rayons ; de l’autre main il palpait une à une les pierres amoncelées du petit mur à hauteur d’appui qui bordait le sentier, comme pour reconnaître la place où il se trouvait sur le chemin.