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LETTRE

tout, il porte tout, et il rend tout. Je me mis à genoux dans l’herbe, le visage tourné vers cette vallée principale de ma vie, non ma vallée de larmes, mais ma vallée de paix. Je priai longtemps, je crois, si j’en juge par l’innombrable revue de choses, de jours, d’heures douces ou amères, de visions apparues, embrassées et perdues qui passèrent devant mon esprit. Le soleil avait baissé sans que je m’en aperçusse pendant cette halte dans mes souvenirs : il touchait presque aux petites têtes du bois de sapins que vous connaissez, et qui dentellent le ciel au sommet de la montagne, en face de moi, en se découpant sur le bleu du ciel comme les mâts d’une flotte à l’ancre dans un golfe d’eau limpide de la mer d’Ionie.

Je fus réveillé comme en sursaut de ma contemplation par le galop d’un cheval, par le braiment d’un âne, et par les cris d’un homme effrayé. Tout ce bruit et tout ce mouvement s’entendaient à quelques pas de moi, derrière le buisson qui séparait le sentier battu de la montagne, du petit tertre de mousse enclos de pierres sèches où j’étais venu chercher le dossier du vieux châtaignier. Je m’élançai, je franchis le mur, et je me retrouvai dans le sentier ; mais je n’y retrouvai plus ma jument : elle avait été effrayée par les pierres qu’un âne paissant au-dessus du sentier, sur une pente de bruyère granitique, avait fait rouler sous ses pieds. Elle avait rompu d’une saccade de tête les tiges de houx auxquelles j’avais enroulé la bride ; elle galopait, allant et revenant sur elle-même dans le chemin creux, arrêtée par les cris et par les gestes épouvantés d’un vieillard qui levait et agitait comme à tâtons, d’une main tremblante, un grand bâton dont il semblait se couvrir contre le danger.

J’appelai Saphir, c’est le nom de la jument ; elle se calma à ma voix, et revint me lécher les mains et me remettre les