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À M. LE COMTE D’ESGRIGNY.

pour la replier, et pour aller la replanter, déchirée et rétrécie, je ne sais où. C’est à cela que je suis occupé pendant le court loisir que m’ont donné par force la nature et les affaires politiques, d’accord pour me congédier de Paris. Je passe ce congé au centre de mes occupations de vendeur de terre, et à proximité des hommes de loi, des hommes de banque et des hommes de trafic rural, auprès de la petite ville de Mâcon. Je commence à reprendre des forces dans les membres, pas encore assez dans le cœur : cependant vous connaissez ce cœur ; il est élastique, il fléchit, il ne rompt pas. « Le cœur est un muscle, » disent les physiologistes. Quel muscle ! leur dirai-je à mon tour ; c’est lui qui porte la destinée !

Ce matin, je me sentais mieux ; j’avais à faire un voyage obligé à quelques lieues de ma demeure temporaire, une course dans cette vallée reculée de Saint-Point, dont vous connaissez la route. Quelques-uns de mes vers ont emporté ce nom sur leurs ailes, comme les colombes qui portent sur leur collier, au delà des bois, le nom ou le chiffre des amants qui les ont apprivoisées.

Je dis au vieux jardinier de rappeler ma jument noire qui paissait en liberté dans un verger voisin, et de la seller pour moi. La jument privée, depuis longtemps oisive, voyant la selle que le jardinier portait sur sa tête, secoua sa crinière, enfla ses naseaux, tendit le nerf de sa queue en panache, galopa un moment autour du verger, en faisant partir les alouettes et jaillir la rosée de l’herbe sous ses sabots ; puis, s’approchant joyeusement de la barrière, elle tendit d’elle-même ses beaux flancs luisants à la selle, et ouvrit sa petite bouche au mors, comme si elle eût été aussi impatiente de me porter que j’étais impatient de la remonter moi-même. Nul ne sait, à moins d’avoir été bouvier, pasteur, soldat,