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quatre-vingt-neuf à la Conciergerie furent dépecés par les travailleurs. Les assassins, trop peu nombreux pour tant d’ouvrage, délivrèrent les détenus pour vol, à la condition de se joindre à eux. Ces hommes, rachetant leur vie par le crime, immolaient leurs compagnons de captivité. Plus de la moitié des prisonniers périt sous les coups de l’autre. Un jeune armurier de la rue Sainte-Avoie, détenu pour une cause légère, et remarquable par sa stature et sa force, reçut ainsi la liberté à la charge de prêter ses bras aux assommeurs. L’amour instinctif de la vie la lui fit accepter à ce prix. Il porta en hésitant quelques coups mal assurés. Mais bientôt revenant à lui à la vue du sang, et rejetant avec horreur l’instrument de meurtre qu’on avait mis dans sa main : « Non, non, s’écrie-t-il, plutôt victime que bourreau ! J’aime mieux recevoir la mort de la main de scélérats comme vous que de la donner à des innocents désarmés. Frappez-moi ! » Il tombe et lave volontairement de son sang le sang qu’il vient de répandre.

D’Éprémesnil, reconnu et favorisé par un garde national de Bordeaux, fut le seul détenu qui échappa au massacre du Châtelet. Il s’évada, un sabre teint de sang à la main, sous le costume d’un égorgeur. La nuit, le désordre, l’ivresse, firent confondre le fugitif avec ses assassins. Il enfonça jusqu’aux chevilles dans la fange rouge de cette boucherie. Arrivé à la fontaine Maubué, il passa plus d’une heure à laver sa chaussure et ses habits, pour ne pas glacer d’effroi les hôtes auxquels il allait demander asile.

Dans cette prison on anticipa le supplice de plusieurs accusés ou condamnés à mort pour crimes civils. De ce nombre fut l’abbé Bardi, prévenu d’assassinat sur son propre frère. Homme d’une taille surnaturelle et d’une sauvage énergie,