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rues populeuses ouvrant sur les boulevards ou sur les quais. À chaque afflux de ces nouvelles recrues, une immense clameur de joie s’élevait du sein des colonnes ; la musique militaire faisait retentir l’air cynique et atroce de Ça ira, cette Marseillaise des assassins. Les insurgés le chantaient en chœur, et brandissaient leurs armes en menaçant du geste les fenêtres des aristocrates présumés.

Ces armes ne ressemblaient en rien aux armes étincelantes d’une armée régulière, qui impriment à la fois la terreur et l’admiration ; c’étaient les armes étranges et bizarres saisies, comme dans le premier mouvement de la défense ou de la fureur, par la main du peuple. Des piques, des lances émoussées, des broches de cuisine, des couteaux emmanchés, des haches de charpentier, des marteaux de maçon, des tranchets de cordonnier, des leviers de paveur, des fers de repasseuse, des scies, des chenets, des pelles, des pincettes, les plus vulgaires ustensiles du ménage du pauvre, la ferraille des quais ; de tous ces outils le peuple avait fait des armes. Ces armes diverses, rouillées, noires, hideuses à voir, dont chacune présentait à l’œil une manière différente de frapper, semblaient multiplier l’horreur de la mort en la présentant sous mille formes cruelles et inusitées. Le mélange des sexes, des âges, des conditions, la confusion des costumes, les haillons à côté des uniformes, les vieillards à côté des jeunes gens ; les enfants mêmes, les uns portés par leurs mères, d’autres traînés par la main ou s’attachant aux pans des habits de leurs pères ; des filles publiques en robes de soie souillées de boue, l’impudeur au front, l’insulte sur les lèvres ; des centaines de pauvres femmes du peuple recrutées, pour faire nombre et pour faire pitié, dans les galetas des faubourgs, vêtues