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DES DESTINÉES

vane ; chacun aurait craint de perdre une impression de cette scène, en communiquant celle qu’il venait d’avoir ; les Arabes même se taisaient, et semblaient recevoir aussi une forte et grave pensée de ce spectacle qui nivelle toutes les pensées.

Enfin, nous touchâmes aux premiers groupes de marbre, aux premiers tronçons de colonnes, que les tremblements de terre ont secoués jusqu’à plus d’un mille des monuments même, comme les feuilles sèches jetées et roulées loin de l’arbre après l’ouragan. Les profondes et larges carrières qui déchirent, comme des gorges de vallées, les flancs noirs de l’Anti-Liban, ouvraient déjà leurs abîmes sous les pas de nos chevaux ; ces vastes bassins de pierre, dont les parois gardent encore les traces profondes du ciseau qui les a creusés pour en tirer d’autres collines de pierre, montraient encore quelques blocs gigantesques à demi détachés de leur base, et d’autres entièrement taillés sur leurs quatre faces, et qui semblent n’attendre que les chars ou les bras de générations de géants pour les mouvoir. Un seul de ces moellons de Balbek avait soixante-deux pieds de long sur vingt-quatre pieds de largeur, et seize pieds d′épaisseur. Un de nos Arabes, descendant de cheval, se laissa glisser dans la carrière, et, grimpant sur cette pierre en s’accrochant aux entaillures du ciseau et aux mousses qui y ont pris racine, il monta sur ce piédestal, et courut çà et là sur cette plate-forme, en poussant des cris sauvages ; mais le piédestal écrasait par sa masse l’homme de nos jours ; l’homme disparaissait devant son œuvre. Il faudrait la force réunie de dix mille hommes de notre temps pour soulever seulement cette pierre ; et les plates-formes des temples de Balbek en montrent de plus colossales encore, élevées à vingt-cinq ou trente pieds du sol, pour porter des colonnades proportionnées à ces bases !