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MÉDITATIONS

Et, revomi cent fois par les gouffres amers,
Flotter comme l’écume au vaste sein des mers ?
D’effroi, de volupté tour à tour éperdue,
Cent fois entre la vie et la mort suspendue,
Peut-être que mon âme, au sein de ces horreurs,
Pourrait jouir au moins de ses propres terreurs,
Et, prête à s’abîmer dans la nuit qu’elle ignore,
À la vie un moment se reprendrait encore,
Comme un homme roulant des sommets d’un rocher
De ses bras tout sanglants cherche à s’y rattacher.
Mais toujours repasser par une même route,
Voir ses jours épuisés s’écouler goutte à goutte ;
Mais suivre pas à pas dans l’immense troupeau
Ces générations, inutile fardeau,
Qui meurent pour mourir, qui vécurent pour vivre,
Et dont chaque printemps la terre se délivre,
Comme dans nos forêts le chêne avec mépris
Livre aux vents des hivers ses feuillages flétris ;
Sans regrets, sans espoir, avancer dans la vie
Comme un vaisseau qui dort sur une onde assoupie ;
Sentir son âme usée en un stérile effort,
Se ronger lentement sous la rouille du sort ;
Penser sans découvrir, aspirer sans atteindre,
Briller sans éclairer, et pâlir sans s’éteindre,
Hélas ! tel est mon sort et celui des humains.
Nos pères ont passé par les mêmes chemins ;
Chargés du même sort, nos fils prendront nos places :
Ceux qui ne sont pas nés y trouveront leurs traces.
Tout s’use, tout périt, tout passe : mais, hélas !
Excepté les mortels, rien ne change ici-bas.