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ne les payait jamais, menaçant le marchand de lui faire perdre sa clientèle, en lui jetant ce qu’elle appelait « le sort de la fuite », s’il insistait pour se faire payer. Pour s’en débarrasser, on lui donnait ses chaussures et elle partait contente. Des cheveux plats, d’un noir d’ébène et jamais peignés, lui descendaient sur la figure ; deux petits yeux noirs surmontes d’épais sourcils, un nez de perroquet très prononcé, la bouche d’une largeur démesurée, ornée de deux rangées de dents enchevêtrées les unes dans les autres, donnaient l’impression qu’elle était sortie de la cuisse de Satan ; avec ça qu’elle « sacrait » comme deux charretiers quand les gamins l’agaçaient et qu’elle se mettait en colère.

Quand les femmes la voyaient venir dans le rang, elles commençaient à faire des signes de croix et à réciter leur chapelet, et mettaient un crucifix au-dessus de la porte pour l’empêcher d’entrer dans leur maison et y jeter ses terribles sorts.

Si elle entrait dans une maison où l’on n’avait pas pris la précaution de se munir contre ses sortilèges, tout le linge qu’il y avait de pendu dans les garde-robes se décrochait, se pliait de lui-même et allait se placer dans le coin le plus reculé de la maison ; les chaises, le poêle, les tables, les armoires et la vaisselle dansaient comme des sorciers de l’Île d’Orléans, qui sont pas « piqués des vers », comme vous savez ! Vous verrez ça quand je vous raconterai l’histoire de la Corriveau qui était pour le moins aussi méchante que la grand’noire, mais qui ne commença à exercer ses maléfices qu’après sa mort. Le linge qui était rangé dans les armoires se dépliait et s’éparpillait sur le plancher, se déchirait en faisant un vacarme, comme si le diable lui-même eût été là en personne.

Si les femmes étaient seules, elle en profitait pour se faire donner à manger, ainsi que des hardes et de la lingerie.

Elle avait le don de la métamorphose. Si un homme arrivait soudain dans la maison, elle se changeait en petit chat inoffensif et se blottissait dans un coin.