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moi, je ne suis nullement sujet au vertige. En avant !

Bientôt il s’enfonça sous bois et vite il mettait le pied sur le Sentier de la Mort. Il y eut un moment d’hésitation parmi les policiers ; même, Hugues ne put s’empêcher de murmurer :

— Le malheureux ! Jamais il ne franchira la Forêt des Abîmes sur ce sentier maudit !

Mais Champvert courait toujours, ne regardant ni à droite ni à gauche, sur le pont étroit que formait le Sentier de la Mort. À bout de souffle, il s’arrêta quelques instants… pas longtemps, car soudain, il lui parvint avec un bruit de chaîne traînée sur le sol, les aboiements d’un chien : Rollo était à sa poursuite !…

— Ils ont lancé le chien après moi ! se dit-il.

En cela, il se trompait. Personne, parmi ceux qui le poursuivaient, n’aurait fait chose semblable ; c’eut été inhumain, meurtrier même.

Il était arrivé ceci : Armand, en courant, avait buté contre une pierre et il était tombé. Projeté en avant avec grande force, il avait échappé la chaîne du chien. Rollo, se voyant libre, était parti, d’un trait ; en vain l’avait-on rappelé, il n’avait pas voulu entendre. Depuis la mort si tragique de son maître, le chien n’avait vécu que pour se venger. L’heure était venue, et rien au monde ne l’empêcherait d’accomplir sa tâche !

Sans hésiter maintenant, Hugues, Armand et le policier Nestor s’élancèrent sur le Sentier de la Mort, et bientôt, ils aperçurent Champvert, aux prises avec Rollo. Le chien avait enfoncé ses dents dans l’épaule du malheureux, et celui-ci maintenait la bête par la gorge, essayant de l’étrangler. Sur l’étroit sentier, cette lutte, c’était terrible ! On pouvait entendre le grondement continuel du chien, qui semblait essayer de pousser sa victime dans le gouffre.

— Courage ! cria Nestor. Nous allons essayer de tuer le chien.

Mais, au moment précis où le policier allait presser sur la détente de son revolver, Champvert, poussé rageusement par Rollo, mit le pied droit dans le vide, et aussitôt, il roula dans l’abîme, entraînant le chien avec lui…

Pendant plusieurs secondes, les trois hommes, pâles jusqu’aux lèvres, entendirent les deux corps rouler et rouler dans le gouffre… puis, plus rien…

Champvert ne comparaîtrait jamais devant les tribunaux de la terre ; il venait de comparaître devant le tribunal céleste.


CHAPITRE XXI

LA CROIX SUR LA PLAINE


Quand Champvert eut abandonné Roxane, celle-ci continua à dormir, et elle dormit jusqu’au milieu de l’après-midi du lendemain. Lorsqu’elle s’éveilla enfin, elle ne fut pas très-étonnée de se trouver dans un endroit désert ; depuis quatre jours, on campait en plein bois.

Chose singulière pourtant, elle vit que les liens lui attachant les mains avaient été coupés ; sans doute, Champvert avait fait la chose avec intention, pour voir si elle s’empresserait de couper ses autres liens, et, au premier mouvement qu’elle ferait dans ce but, il la tuerait ; ne l’en avait-il pas menacée ?

Mais, où était son compagnon de voyage ?… Peut-être était-il allé aux provisions ?… Pourtant, à côté d’elle, elle vit le petit bidon, qui semblait être rempli de victuailles de toutes sortes…

Roxane eut grandement envie de prendre son canif, qui était dans la poche de sa robe, et de couper les ficelles qui lui liaient les jambes et les pieds… Auparavant, ses yeux firent une tournée d’inspection… Partout, aussi loin que pouvait s’étendre le regard, ce n’étaient que broussailles et fin foin, avec, ici et là, un petit massif d’arbres, ou des arbres isolés. La jeune fille tendit l’oreille, pour saisir le bruit des chevaux broutant l’herbe, ou marchant d’un endroit à un autre, en quête de nourriture : mais aucun bruit ne lui parvint… Cet isolement où elle était lui fit éprouver une frayeur soudaine.

— Monsieur Champvert ! appela-t-elle.

Ne recevant pas de réponse (et nous savons pourquoi) elle appela les chevaux, qui avaient l’habitude de hennir, quand on les nommait par leurs noms.

— Mars ! Vénus !

Aucun hennissement ne lui parvint. Un silence complet régnait partout ; seul, un ruisseau jaseur faisait entendre son monotone refrain…

D’un mouvement hâtif, Roxane prit son canif et en un clin d’œil, le reste des liens qui l’attachaient furent coupés ; elle était libre !

Libre ?… Libre de quoi ?… De s’en aller au hasard et de cheminer… pendant combien de temps ?… Des heures, des jours, des semaines peut-être, avant d’atteindre le grand chemin… Car, vite elle comprit qu’elle avait été abandonnée… Oui, abandonnée… au milieu des plaines infinies de l’Alberta, de ces plaines qui, ainsi que le désert du Sahara, les Steppes de la Sibérie, les jungles de l’Inde et les pampas de l’Amérique du sud, sont presque sans limites, aussi sans un seul point de repère, et dont le sol, prétendait-on, était semé d’ossements de ceux qui avaient osé s’y aventurer… Par où se dirigerait-elle, si elle voulait sortir de ces interminables plaines ? Au nord comme au sud, à l’est comme à l’ouest s’étendait le terrain broussailleux… Elle pourrait marcher des jours et des nuits, des semaines, des mois et des années, sans trouver une issue…

Ceux qui, à force de patience et de courage presque surhumains, étaient parvenus à sortir des plaines de l’Alberta, avaient raconté de terribles choses. Ils racontaient comment ils avaient parcouru des milles et des milles, pour revenir ensuite à leur point de départ, dont ils s’étaient crus bien éloignés… Ils avaient parlé des nuits horribles passées dans les faîtes des arbres, pour fuir les coyotes. Ils parlaient aussi d’animaux sauvages et étranges entrevus à travers les hautes broussailles, ou sur les bords des ruisseaux dont la plaine était parsemée. Suivre les ruisseaux, dans l’espoir de regagner ainsi