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L’OMBRE DU BEFFROI

nencour part-il, lui aussi… dans deux jours, pour Québec ?

— Non, M. de Bienencour et sa tante resteront encore quelque temps avec nous.

— Ah !… fit Raymond, et il soupira. Mlle  Claudier, demanda-t-il ensuite, va-t-elle séjourner encore pendant quelque temps au Beffroi, elle aussi ?

— Oui, Mlle Claudier va rester avec nous, elle aussi… au grand désespoir de Dolorès, répondit-elle, en riant de bon cœur.

— En effet, Mlle Lecoupret ne désigne jamais Mlle Claudier autrement que « l’ombre au tableau ». Elle prétend que cette demoiselle ne vous aime pas… De fait, n’a-t-elle pas quelque chose de… sinistre dans le regard la secrétaire de Mme de Bienencour ?… Peut-être est-ce parce qu’elle est si laide, pauvre fille. Dans tous les cas, je la surveille, depuis que Mlle Dolorès m’a assuré que cette personne vous en voulait et…

— M’en vouloir ! Iris Claudier ! Mais, pourquoi ?

— On prétend qu’elle raffole de son… cousin Gaétan de Bienencour.

— Ah ! bah !

— Dans tous les cas, je veille, répéta Raymond. Dites-moi, chère aimée, y a-t-il quelque chose de définitif entre vous et M. de Bienencour ? Ce n’est pas, vous le pensez bien, la curiosité qui me pousse à vous faire cette question ; c’est un sentiment plus tendre, c’est…

— Chut ! fit soudain la jeune fille. Nous passons en arrière du Grandchesne, en ce moment.

— Tiens ! C’est vrai ! dit le jeune homme. Mais tout est sombre, et d’ailleurs, personne ne pourrait vous reconnaître : avec ce long manteau et ce chapeau mou, sous lequel vous êtes parvenue à cacher votre abondante et admirable chevelure, on vous prendrait, de loin, pour un jeune garçon.

— Tout de même, ne parlons pas ; c’est plus prudent.

Quand on eut laissé le Grandchesne loin derrière soi, la compagne de Raymond dit :

— Retournez-vous, ou bien regardez par-dessus votre épaule, M. Le Briel ; vous allez voir quelque chose de merveilleux.

S’étant retourné, il vit que, en cet endroit, les faîtes des arbres se rejoignaient, au-dessus de la rivière, formant une arche superbe.

— On dirait un tunnel, dit-il. On ne pourrait imaginer plus bel endroit.

— Cette arche s’étend sur une longueur de plus d’un quart de mille. À la clarté du soleil, c’est splendide… Je viens ici souvent. Certains jours, quand la chaleur est grande, il y a toujours de la fraîcheur et de l’ombre en ce lieu enchanté ; c’est pourquoi j’ai nommé ce dôme de verdure « l’Arche Enchantée ». N’est-ce pas que ce nom lui convient ?

— Assurément oui ! répondit Raymond.

Bientôt, on eut franchi l’Arche Enchantée.

— L’entrée du lac, dans lequel se mire la Cité du Silence, n’est pas éloignée maintenant. En effet, la rivière s’élargissait et au bout d’un quart d’heure à peu près, on naviguait sur le lac.

— Ce lac a-t-il un nom ? demanda Raymond.

— Je ne sais pas, M. Le Briel. Moi, je l’ai nommé le « Miroir des Anges ».

— Le Miroir des Anges… répéta le jeune homme.

— Voyez, ne dirait-on pas, en effet, une immense glace ?… Et ces petits nuages qui s’y mirent, ne dirait-on pas que ce sont des anges, aux longues et gracieuses draperies blanches ?

— Avec un peu d’imagination… commença Raymond, en souriant. Puis il ajouta : Ce lac doit être très profond, car l’eau en est bien noire.

— On dit que le Miroir des Anges est un gouffre sans fond, répondit la jeune fille. Mais, voilà la petite anse dans laquelle j’abrite toujours mon embarcation.

En quelques coups d’aviron, on atteignit le rivage. Raymond sauta sur un rocher et offrit la main à sa compagne. Autour d’une pierre s’élevant en cône la chaîne de la chaloupe fut jetée, puis les deux jeunes commencèrent l’ascension du rocher.

La Cité du Silence, si belle à la lumière crue du soleil, paraissait féérique sous les lueurs de la lune. L’illusion était complète : on eut dit réellement une ville avec ses bâtiments, ses clochers, ses minarets, ses tours. La pierre s’irradiait de diverses nuances ; ici l’ocre, le vermillon, le jaune ; là, le vert, le bleu, le violet.

Le clocher de l’étrange cité semblait être taillé dans le cristal le plus pur, « l’Hôtel de Ville », pour lui conserver le nom que Dolorès avait donné à un amoncellement singulier de rochers, l’Hôtel de Ville, dis-je, paraissait être taillé dans le marbre le plus blanc. Un véritable castel en granit s’étalait à l’avant-plan.

— C’est merveilleux, merveilleux ! s’écria Raymond, assurément fort enthousiasmé.

— De ces merveilles on ne se lasse jamais, n’est-ce pas, M. Le Briel ? Je crois que la Cité du Silence est l’endroit le plus pittoresque du monde !

— Vous l’avez nommée, aussi, la « Cité de Dieu », vous en souvenez-vous, Mlle Marcelle ?… Mais, rendons-nous au pied de ce magnifique castel qu’on aperçoit là-bas ; c’est dans ces environs que je vous ai aperçue, et c’est là, que je tiens tout particulièrement à me rendre.

Ce fut une assez rude ascension, mais la jeune fille, légère comme une sylphide, semblait voler littéralement sur les rochers.

— Voici un endroit fort dangereux, dit Raymond soudain. Ce rocher, sur le bord duquel nous cheminons, tombe à pic dans le lac… Quand je me dis que vous venez ici, seule… Ô ma chérie, s’il fallait, par malheur, que vous tombiez dans ce gouffre !

— Cela ne m’effrayerait pas excessivement, répondit-elle, en riant. De ma mère j’ai hérité, en même temps que son goût pour les muguets, celui de l’élément liquide. Elle se nommait Ondine, ma mère, M. Le Briel ; ce nom lui convenait, car elle vivant littéralement sur les ondes. Elle était, père vous le dira, une nageuse émérite. Quant à moi…

— Je sais, Mlle Fauvet ! Ne vous ai-je pas vue, lors du petit tournoi que nous avons eu, la semaine dernière, dans la Rivière des Songes, faire d’extraordinaires plongeons ; même que j’étais très inquiet pour votre sûreté.

— Ah !… oui… dit-elle. Tiens, nous voici où vous vouliez venir… Lorsque j’ai disparu