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L’HOMME DE LA MAISON GRISE

— Je… Je le présume…

— Vous n’en êtes pas certaine alors ?

— Non. Grand-père est plutôt silencieux sur ce sujet… De fait, il ne me parle que très rarement de mes parents… Il m’a dit seulement que je n’avais que un an lorsque mon père est mort, et deux ans, à la mort de ma mère. J’ai toujours vécu à la Maison Grise, moi, dans tous les cas.

— Si vous avez vu la Maison Grise il y a vingt-cinq ans, M. le Curé, fit Lionel Jacques, vous ne la reconnaîtriez probablement plus.

— Sans doute ! répondit le prêtre. En vingt-cinq ans, une maison change beaucoup d’aspect ; à moins qu’elle ne soit entretenue avec soin, elle se détériore.

— Il n’y a pas seulement cela ; les pièces, à l’arrière de la maison, sont les seules qui soient habitées maintenant.

— Vraiment ?

— Peut-être que M. Villemont n’a plus les moyens d’entretenir une si grande maison, et c’est pourquoi…

— Nous sommes pauvres, très pauvres, interrompit Annette. C’est pourquoi grand-père m’oblige à gagner ma vie, en chantant dans les rues, ajouta-t-elle, en pleurant.

— Ne pleurez pas, Annette, je vous prie ! fit Yvon en pressant la main de la jeune fille.

— Chère enfant, dit Lionel Jacques, en se tournant vers Annette, dites-nous, puisque nous sommes sur ce sujet ; puisque, aussi, vous êtes avec des amis qui vous portent le plus grand intérêt, est-ce à la suite de quelque maladie ou accident que vous avez perdu la vue ?

Il échangea un regard avec Yvon ; de la réponse de la jeune aveugle allaient dépendre bien des choses : la réalisation, ou la destruction des plans qu’ils avaient formés pour elle.

Elle hésita quelques instants avant de répondre. Ses yeux, remplis d’une expression difficile à définir, se posèrent sur Yvon et sur le curé, tout comme si elle eut pu les voir, puis elle répondit d’une voix tremblante :

— Je suis aveugle-née.

— Ah ! s’exclamèrent ensemble Lionel Jacques et Yvon.

Quant au curé, il enveloppa la jeune fille d’un regard étrange, tandis qu’une expression quelque peu froide et sévère, à laquelle se mêlait pourtant un peu de compassion, se peignait sur son visage.

— C’est votre grand-père qui vous a dit que vous étiez aveugle-née, n’est-ce pas, Annette ?

— Oui, M. Yvon murmura-t-elle. Son visage était très pâle, ses lèvres étaient frémissantes ; on eut dit qu’elle endurait une véritable torture morale.

— Je ne croirais pas M. Villemont, même s’il était sous serment, moi ! s’écria notre héros.

— Mon cher Yvon ! fit Lionel Jacques d’un ton scandalisé, mais en éclatant de rire cependant.

— N’en parlons plus, dans tous les cas, dit le jeune homme, car il s’aperçut tout à coup que cette conversation mettait Annette dans l’embarras, lui causait du malaise, dans tous les cas.

— Je me vois obligé de vous quitter, dit le prêtre en se levant.

— Si tôt ? fit Lionel Jacques.

— Il le faut… Au revoir, Mlle Villemont, dit le curé en s’emparant de la main de l’aveugle. Dès ce moment, vous pouvez compter sur un ami de plus un ami dévoué, discret et sûr, ajouta-t-il, en accentuant quelque peu ses paroles ; j’ai nommé le curé de la Ville Blanche. Ainsi, ne l’oubliez pas.

— Merci, M. le Curé, répondit Annette avec un sourire ému, quoiqu’un peu gêné.

Après le départ du prêtre, Lionel Jacques s’écria :

Quel charmant homme que notre curé, n’est-ce pas, Mlle Annette ?

— Oui. certes, bien charmant ! répondit-elle.

Mais Yvon fronça les sourcils ; malgré les bonnes paroles que le prêtre avait dites à la jeune aveugle, au moment de son départ, l’attitude peu sympathique de celui-ci envers Annette n’avait pas plu à notre héros… Il y avait eu quelque chose… un je ne sais quoi de…. de froid, de compassé dans la voix et dans les manières du curé, un manque de vraie bonté, de réelle charité, qu’Yvon digérait mal…

Et le curé, en retournant à son