Page:Lacerte - L'homme de la maison grise, 1933.djvu/60

Cette page a été validée par deux contributeurs.
59
L’HOMME DE LA MAISON GRISE

— Qu’y a-t-il donc, M. Cloutier ? demanda Lionel Jacques, qui reconnut la voix de son visiteur.

— C’est mon vieux père… Il se dit très mal, ce soir… II a insisté beaucoup pour que je vienne vous chercher, M. Jacques, répondit Alphonse Cloutier, en pénétrant dans la bibliothèque, suivi d’Yvon.

M. Cloutier est si mal que cela ?

— Oui… Je ne voulais pas venir vous chercher, à pareille heure surtout, sachant bien que vous êtes encore convalescent… mais mon père… il a quatre-vingts ans passés, voyez-vous, et à cet âge…

— Vous avez bien fait de venir, mon ami, répondit Lionel Jacques.

— Merci, Monsieur Jacques, merci ! Je sais que vous êtes la bonté même… sans cela, je ne me serais pas risqué de vous importuner… Mon père a certains papiers dont il désire que vous preniez connaissance… et puis, je crois qu’il aimerait à préparer son testament.

— Ah ! Je comprends !

— Le père prétend qu’il n’y a que vous qui puissiez lui donner de bons conseils, M. Jacques, reprit Alphonse Cloutier. Ça fait pitié encore, voyez-vous ! Si on ne dirait pas qu’il a une fortune à laisser, ce pauvre vieux !

— Je vais faire atteler mon cheval et je vous…

— Ma voiture est à la porte, M. Jacques, vous le pensez bien !

— Tant mieux alors !… dit Lionel Jacques. Yvon, reprit-il, tu voudras bien m’excuser, hein, si je te laisse seul ?

— Ne vous inquiétez pas de moi, je vous prie, répondit le jeune homme ; je vais me mettre au lit, tout à l’heure, et dormir comme un loir… C’est moi, plutôt, qui vais être inquiet de vous. N’allez pas prendre froid au moins, ni faire mal à votre pied, qui est loin d’être guéri.

— Ne crains rien. Au revoir, mon garçon !

— Au revoir, M. Jacques !

Yvon resta quelques instants sur la véranda, à écouter s’éloigner la voiture, dont le roulement était le seul bruit qui interrompit le grand silence des environs.

Sous la clarté de la lune, la Ville Blanche paraissait féérique, irréelle, une ville de songe, séparée du reste de l’univers par la muraille dont elle était entourée. Les sombres sapins avaient l’air d’une armée de sentinelles, gardant la ville, à droite, à gauche, en avant et en arrière de soi. C’était vraiment beau… mais cela impressionnait étrangement, et notre jeune ami comprenait, à ce moment, que l’ex-propriétaire de ce domaine eut désiré s’en défaire, à cause de son isolement ; à cause aussi de cette muraille de sapins qui bornait la vue, sur tous les points cardinaux.

Yvon essayait de se figurer comment M. Jérôme avait pu se décider de construire une maison au milieu de cette désolation, et d’y demeurer ensuite… Par l’imagination, le jeune homme voyait le Gîte-Riant, seule habitation d’alors, se dressant au milieu de marécages… Ça devait être fort déprimant, et il n’était pas étonnant que M. Jérôme se fût vite lassé de sa maison, qu’il n’y eût pas séjourné bien longtemps… trois ans, avait dit Lionel Jacques…

C’était encore trop, selon notre héros.

Un chien aboya, au loin ; sans doute à l’autre extrémité de la ville. Peut-être la voiture contenant Messieurs Jacques et Cloutier venait-elle d’arriver à destination.

Soudain, un oiseau, énorme d’envergure, vint voler tout près de la véranda ; ce fut le signal, pour Yvon, de rentrer dans la maison, car il détestait les oiseaux nocturnes, gros et petits.

Parvenu dans sa chambre à coucher, il s’approcha de l’une de ses fenêtres ouvrant du côté de la Maison Grise. Non qu’il pouvait apercevoir la résidence en question ; mais il se disait que, à moins d’un quart de mille du Gîte-Riant, demeurait la jeune aveugle qui l’intéressait tant… La pauvre, pauvre enfant !…

Yvon savait parfaitement où se trouvait la chambre à coucher d’Annette, à la Maison Grise. Sur le seuil de cette chambre, Guido veillait sans cesse : plus d’une fois, le jeune homme avait vu le chien à son poste.

Bien des choses intriguaient notre héros… Pourquoi M. Ville-