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L’HOMME DE LA MAISON GRISE

une fois, Annette fit la sourde oreille.

Mais tout le temps qu’elle monta l’escalier, elle entendit gémir… oui gémir Guido ; elle entendit aussi les griffes du chien sur la porte ; il faisait tous les efforts en son pouvoir pour sortir, comme s’il eût compris, instinctivement, que la jeune fille allait avoir besoin de sa protection et qu’il ne serait pas là pour la protéger, pour la défendre…

Arrivée dans le corridor du deuxième, Annette se dirigea, sans hésiter, vers la chambre de Mme Francœur ; elle était à droite, elle le savait.

Plus elle approchait, plus elle était convaincue que Mme Francœur avait oublié leur rendez-vous, car il était évident qu’elle n’était pas seule dans sa chambre. La jeune fille entendait des voix qu’elle ne connaissait… ou plutôt, ne reconnaissait pas… Devait-elle frapper à la porte quand même et demander admission ?

Au moment où elle s’apprêtait à frapper, elle fut surprise d’entendre le son d’un, ou de deux instruments à corde, et aussitôt, une voix s’élevant et chantant un chant… étrange. Puis, ce furent des piétinements, comme si quelqu’un eut sauté ou dansé.

Que faire ?… Frapper quand même ?… Eh ! oui… Il était trop tard maintenant pour qu’elle retournât à la Maison Grise, bien trop tard… Cheminer, sur le Sentier de Nulle Part, au milieu de l’obscurité ! Rien que d’y penser elle en pâlissait.

Elle se risqua, frappant à la porte à plusieurs reprises. Évidemment, le son des instruments à corde, du chant, etc., empêchaient Mme Francœur d’entendre. Pourtant. Annette se dit qu’elle ne saurait manquer d’être accueillie avec un sourire ; Mme Francœur était si bonne !… Et puis, comme elle allait se reprocher d’avoir oublié ce qui avait été convenu entre elles !

Le bruit, dans la chambre, augmentait d’instant en instant. Les instruments à corde allaient bon train et la voix de tout à l’heure s’élevait, sans effort apparent, jusqu’aux notes, les plus hautes, chantant une mélodie, comme la jeune aveugle n’en avait jamais entendue encore… puis, toujours ce piétinement qui secouait le plancher…

Pourtant, Annette se dit qu’elle n’allait pas rester là, plantée dans le corridor tout le reste de la veillée et toute la nuit. Puisqu’on ne l’avait pas entendue frapper, elle allait entrer quand même. Tournant donc la poignée de la porte, elle s’avança sur le seuil…

Aussitôt, la musique et le chant cessèrent, puis il y eut un cri ; ce cri couvrit celui que fit Annette en devinant (par instinct sans doute) qu’elle avait fait erreur, qu’elle venait, pour ainsi dire, de se jeter dans la gueule du loup.

— L’aveugle ! cria une voix, celle de Luella d’Azur. Salomé, c’est l’aveugle !

— Je le vois bien, Mlle Luella, répondit, assez tranquillement la négresse.

— Que vient-elle faire ici ? Espionner, probablement ?

— Vous occupez la chambre de Mme Francœur, vous savez, Mlle Luella, et l’aveugle…

— Ah ! oui… Seulement, je crois qu’elle a voulu savoir ce qui se passe ici ; voilà !

— Ça se pourrait… Mais ça ne l’avancera à rien, croyez-le, dit la domestique d’un ton à faire glacer le sang dans les veines.

— Je crois, ma foi… oui, je crois qu’elle… qu’elle… balbutia la voix de Richard d’Azur.

— C’est évident ! répliqua la négresse.

— Vous dites ? fit Luella.

Richard d’Azur se pencha sur sa fille et murmura quelques mots à son oreille ; Luella ne put s’empêcher de crier.

— Miséricorde ! Si… si vraiment…

— Laissez-moi arranger cela, dit Salomé : je vais lui faire son biscuit à l’aveugle !

En deux bonds, la négresse arriva auprès d’Annette.

Pauvre Annette ! Elle eût voulu fuir. Dans quelle… quelle galère s’était-elle jetée ?… Fuir… oui, fuir au plus tôt !

Mais au premier mouvement qu’elle fit dans la direction du corridor, Salomé arrivait auprès d’elle