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L’HOMME DE LA MAISON GRISE

se préparait à allumer une cigarette, lorsque ses yeux se portèrent machinalement, sur les portières mentionnées plus haut. Ces portières étaient entr’ouvertes de cinq ou six pouces peut-être et à travers cette ouverture, il pouvait voir clairement ce qui se passait dans la pièce voisine, car cette pièce, contrairement à l’étude, était vivement éclairée, le soleil y pénétrant par quatre larges et longues fenêtres. Ce qu’il vit le foudroya presque ; ses yeux et sa bouche s’ouvrirent démesurément ; son visage devint blanc comme de la chaux ; sa respiration se fit haletante et un cri faillit lui échapper.

Un tableau se déroulait dans la bibliothèque : debout, au centre de la pièce, était Annette, vêtus d’une riche toilette bleue turquoise. Dans ses admirables cheveux blonds, à ses oreilles à son corsage, à ses bras, à ses doigts étaient de brillants joyaux. La jeune aveugle souriait à Lionel Jacques qui, debout auprès d’elle, tenait dans ses mains un collier de perles.

Soudain, Annette inclina la tête et Lionel Jacques lui passa au cou le collier qu’il tenait à la main.

— Annette ! Chère enfant bien-aimée ! murmura-t-il ensuite, en pressant la jeune fille dans ses bras.

— Cher bon M. Jacques ! dit Annette, entourant de ses deux bras le cou de son compagnon.

Yvon, témoin invisible de cette scène, crut vraiment qu’il allait s’évanouir. Mais il parvint enfin à se lever et à quitter, sans bruit, l’étude. Il allait aussi quitter le Gite-Riant pour n’y plus jamais remettre les pieds !

Cependant, arrivé dans le corridor d’entrée, il se raisonna un peu et vite il comprit qu’il ne pouvait pas partir sans avoir vu le maître de la maison et sans lui avoir parlé. Catherine savait qu’il était là ; elle l’avait vu entrer ; elle ne manquerait probablement pas de le dire à Lionel Jacques et… Non. Il valait mieux attendre qu’on fût libre de le recevoir !

Il s’assit près d’une table, sur laquelle il trouva des revues et journaux. Il essaya de lire… Est-il nécessaire de dire qu’il ne comprit pas un seul mot de ce qu’il lisait ?…

Pauvre Yvon ! Que ses pensées étaient amères, sombres !…

Patrice Broussailles l’avait bien affirmé qu’Annette allait souvent au Gite-Riant, et que là, elle se laissait parer de toilettes et de bijoux… Lui-même, Yvon, n’avait-il pas vu une grande garde-robe remplie de belles toilettes, et des écrins contenant des joyaux de prix ?… Pourtant, il n’y avait pas cru tout à fait, malgré l’évidence…

Que penser de tout cela ?… Que conclure de la scène dont il venait d’être témoin ?… Sans doute, Annette était une innocente jeune fille… M. Jacques était le plus honnête homme de l’univers… Mais, puisqu’ils s’aimaient tant ces deux-là, pourquoi ne se mariaient-ils pas ?… Le monde a si vite fait de ternir la réputation d’autrui… d’une jeune fille surtout… L’aveugle ne connaissait pas le monde, sa malice, son peu de charité… M. Jacques le connaissait bien, lui, cependant… À quoi pensait-il donc ?… Si un autre que lui (Yvon) eut été témoin de la scène de tout à l’heure, qu’en eut-il dit ?… Non, vraiment, notre jeune ami ne comprenait rien à la manière d’agir de Lionel Jacques…

Et le curé de la Ville Blanche ?… Que pensait-il de ce qui se passait ?… Bien sûr qu’il savait à quoi s’en tenir, et la preuve qu’il n’y avait rien, absolument rien de répréhensible dans la conduite de Lionel Jacques, c’était que le prêtre était reçu intimement et à toute heure au Gite-Riant ; lui et le propriétaire de la Ville Blanche étaient les meilleurs amis du monde.

Eh ! bien, puisqu’Annette aimait réellement Lionel Jacques et qu’elle était aimée de lui, Yvon se dit que son sacrifice allait lui sembler moins grand, moins pénible. Pauvre Yvon ! Dire que, dans sa pensée, il donnait à son prochain mariage le nom de sacrifice !

— Quand même je serais libre, se disait-il, en ce moment, Annette ne l’est pas, elle. Son cœur appartient à M. Jacques… à qui je dois tant !

Mais des pas se faisaient entendre, s’approchant du corridor ; c’était Lionel Jacques… Serait-il accompagné d’Annette ?…