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L’HOMME DE LA MAISON GRISE

dans l’embarras de répondre, car elle dut courir ouvrir la porte de la cuisine au boulanger.

À cinq heures, cet après-midi-là, Monsieur, Mademoiselle d’Azur et Yvon Ducastel retournaient à leur maison de pension, après être allé examiner les deux chevaux de selle, que Richard d’Azur avait achetés illico et payés comptant. Tous trois causaient tranquillement ensemble, lorsque, tout à coup, Luella s’arrêta, au milieu d’une phrase pour demander :

— Qui joue de la guitare ainsi, M. Ducastel ?

— C’est Annette, l’aveugle, répondit gravement le jeune homme.

— Une aveugle, hein ? fit, un peu distraitement, Richard d’Azur.

— Elle est jeune, Annette, l’aveugle ? questionna Luella.

— Elle est jeune, oui… dix-sept ans… dix-huit ans, au plus, je crois.

— Et elle gagne sa vie à jouer de la guitare dans les rues ?

— À jouer de la guitare, et à chanter.

— J’aimerais à la voir cette aveugle, fit Luella. Je voudrais lui faire l’aumône.

L’aumône !… Ce mot sonnait mal aux oreilles d’Yvon ; il fronça les sourcils et répondit, froidement, au grand étonnement de sa compagne :

Mlle Annette ne sollicite pas l’aumône, vous savez, Mlle d’Azur.

— Non ?… Je ne vois pas de différence entre solliciter l’aumône et tendre la main, au coin des rues, pour se faire payer un couplet de chanson, émit la fille de Richard d’Azur le millionnaire.

Yvon se sentit pris de colère. Pour un rien, il eut dit à la jeune fille ce qu’il pensait d’elle, de sa vulgarité de langage ; mais il se contenta de répliquer :

— Nous, ici, à W…, nous voyons la différence, dans tous les cas, Mlle d’Azur.

— Vous marchez bien vite, M. Ducastel ! s’écria Luella en riant. N’allez-vous pas me conduire auprès de l’aveugle ?

— Je ne la vois nulle part, répondit notre ami. Ne vaudrait-il pas mieux retourner à notre maison de pension ?… M. d’Azur se plaint de la chaleur, et puis, ajouta-t-il en souriant, cette bonne Mme Francœur va nous croire victimes de quelqu’accident, si nous arrivons en retard pour le souper.

Ce fut au tour de Luella d’être mécontente ; pourquoi M. Ducastel ne voulait-il pas la conduire auprès de l’aveugle ?… Il était évident qu’il cherchait des excuses pour ne pas céder au désir qu’elle venait d’exprimer. Cette hésitation, de la part du jeune homme, fit désirer davantage à Luella une rencontre avec Annette.

Quant à Yvon, il n’eut pu expliquer les raisons qui le portaient à résister aux instances de Luella… Quelque chose… une sorte de présentiment, lui faisait appréhender une rencontre entre les deux jeunes filles, si différentes l’une de l’autre : Annette, si pauvre, mais si douce, si belle ; Luella, si riche, mais peut-être quelque peu méchante, et qui n’eut pu tenir une chandelle à l’aveugle, en fait de beauté… Il semblait à notre ami que des mains invisibles cherchaient à le retenir…. que des voix mystérieuses lui criaient : « Prends garde » !

— J’irai seule, M. Ducastel, fit soudain Luella, grandement froissée de l’attitude de son compagnon. Je tiens à voir cette aveugle, j’y tiens !

— Mais ! Je vous accompagnerai avec plaisir, Mlle d’Azur ! répondit Yvon, retrouvant toute sa galanterie. D’ailleurs, il tenait à être présent à cette première rencontre entre les jeunes filles.

— Moi, je retourne à la maison, annonça Richard d’Azur. Je trouve la chaleur intolérable et il me tarde de me mettre à l’abri.

— À tout à l’heure donc, M. d’Azur ! répondit Yvon.

— Vraiment, se disait Richard d’Azur, tout en se dirigeant vers la demeure des Francœur, puisque Luella s’est toquée de ce jeune homme, je vais lui donner une petite chance de causer seule à seule avec lui.

Ils eurent vite découvert Annette ; debout au pied d’un arbre, à l’angle de la rue principale et d’une ruelle, elle jouait sur sa guitare le prélude de sa chanson, et bientôt, sa voix pure et fraîche disait :

— Vous qui passez, fortunés de la
( terre ;