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BOIS-SINISTRE

leurs orbites, les lèvres tendues et découvrant une rangée de dents larges et blanches… Oui, c’était effrayant et jamais de ma vie je ne l’oublierai !

Je restais là, pétrifiée de terreur… Un meurtre avait été commis sur ma propriété, un horrible meurtre, et j’aurais pu, si je l’avais voulu, dire le nom du meurtrier, poser le doigt sur le coupable !

— Oh ! Que c’est épouvantable ! s’exclama Béatrix soudain, comme si elle ne faisait que constater un fait ; Aurèle, mon mari, a été assassiné… et nous serons, toutes trois, impliquées dans ce meurtre !

— Impliquées ? Que voulez-vous dire pour l’amour du ciel, Béatrix ! cria Mlle Brasier.

Ne dites donc pas de si ridicules choses, Béatrix ! fis-je, sévèrement. Comment pourrions-nous être impliquées dans un si horrible crime, je vous le demande ?

— Le cadavre… Qu’allons nous en faire ? murmura la jeune femme.

— Oh ! Que Dieu nous vienne en aide ! pria Mlle Brasier.

— Le cadavre, dites-vous, Béatrix ? La seule chose qu’il nous reste à faire, c’est d’éveiller Zeus et de l’envoyer chercher la police.

— La police ! La police ! Non ! Non ! Chère, chère Mme Duverney, n’en faites rien ! Rocques serait arrêté, sous soupçons, et moi… et moi… je serais compromise à jamais… Vous et Mlle Brasier, vous seriez appelées, comme témoins… Ils découvriraient, d’une manière ou d’une autre, ce qui s’est passé ici, ce soir et…

— Nous ne pouvons empêcher cela, hélas, Béatrix, répondis-je. Le cadavre de votre mari sera découvert, aussitôt qu’il fera jour ; alors…

— Et puis, je mourrais de peur, s’il me fallait passer la nuit à Bois Sinistre, sachant que ce cadavre est ici, sur l’extrême bord du promontoire ! (Ceci de Mlle Brasier, inutile de le dire, n’est-ce pas) ?

— Je vais faire lever Zeus, répétai-je. Il n’y a pas autre chose à faire voyez-vous, Béatrix ! S’il y avait moyen d’agir autrement, Dieu sait que je n’hésiterais pas, car, moi non plus, je n’apprécie pas la notoriété et le scandale qui nous est réservé, à toutes trois.

— Rocques… murmura Béatrix. Il sera arrêté… Il sera condamné… Il montera sur l’échafaud…

— Mais ! Que pouvons-nous y faire ? criai-je. Nous sommes, assurément, dans une peu enviable position ; cependant…

— Il y aurait un moyen de tout arranger… si… si… chuchota Béatrix. Ô Mme Duverney, continua-t-elle, je vous en prie… je vous en supplie, consentez à ce que je vais suggérer… pour notre sûreté !… c’est le seul moyen à notre disposition pour sortir de la terrible impasse où nous nous trouvons…

— Je ne peux pas m’imaginer ce que vous voulez dire, Béatrix, répondis-je. Il y a un moyen à notre disposition pour sortir de cette impasse, dites-vous ? Quel est-ce moyen, pauvre enfant ?

— Voici… Je… Jetons le cadavre dans le lac !

— Hein ? Oh ! Horreur !

— S’il vous plaît… s’il vous plaît, Mme Duverney, raisonnez un peu et vous ne trouverez pas ma suggestion si… horrible, après tout. Aurèle est mort, n’est-ce pas ? Il n’y a pas de doute là-dessus… Ce n’est pas de notre faute… Ce n’est pas nous qui avons commis ce meurtre… cependant, nous serons soupçonnées… du moins, moi je le serai… On me soupçonnera d’avoir été complice… Si nous pouvions faire revenir mon mari à la vie, nous n’hésiterions pas à le faire, c’est certain… Quelle différence cela fera-t-il que le cadavre soit au fond du lac Judas, plutôt que sur ce rocher ?

— Aucune, c’est certain, répondit Mlle Brasier.

— Mais nous nous trouverions à détruire l’évidence d’un horrible crime, fis-je, et à cela je ne consentirai jamais.

Mme Duverney ! Chère bonne Mme Duverney ! supplia Béatrix.

— Je le répète, je n’y consentirai jamais, jamais ! Mais ! en agissant tel que vous le suggérez, Béatrix, nous deviendrions complices d’un assassinat, tout simplement ! Jamais ! Jamais !

— Écoutez, chère Mme Duverney, je connais bien ce lac ; il y a un contre-courant, tout au fond… Le cadavre s’en ira loin d’ici… passé Site-Morne… passé les rapides… Quand le corps d’Aurèle sera retrouvé… eh ! bien, ni Bois Sinistre, ni celles qui l’habitent ne pourront être soupçonnées, ni même mentionnées.

— Tout de même, nous deviendrons complices… répétai-je.