Page:Lacerte - Bois-Sinistre, 1929.djvu/21

Cette page a été validée par deux contributeurs.
19
BOIS-SINISTRE

afin de n’être pas tentée de faire des comparaisons. Inutile de le dire, je n’avais jamais en le loisir de m’apitoyer sur mon sort ; encore moins d’envier celui de plus favorisées que moi !

Ainsi, le lendemain de Noël, je prendrais ma première leçon d’équitation et Philippe serait mon maître !… Après cela, qu’aurais-je eu à envier à qui que ce fut ici-bas,… N’étais-je pas la jeune fille la plus heureuse de la terre ?… Oui, vraiment, mon sort était digne d’envie !

J’insiste sur ces incidents, afin que vous compreniez la beauté de la vie que je menais, en ce temps dont je vous parle… Plus tard, quand on sera tenté de faire des comparaisons… Mais, n’anticipons pas !

Est-il nécessaire de dire que depuis quelque temps (mais depuis, surtout l’arrivée de M. Philippe Duverney aux Pelouses-d’Émeraude) je pouvais penser à mon cousin Arthur sans en souffrir ; le seul sentiment qui eut survécu à mon… ardeur d’autrefois, c’était celui d’une franche amitié.

XII

JOURS SOMBRES


Philippe passa quinze jours avec nous.

Ces quinze jours !… Avec quelle rapidité ils s’enfuirent !… Que la maison nous parut vide, triste et silencieuse après le départ de Philippe !

J’avais pris des leçons d’équitation, et comme j’avais fait vraiment merveille, dès la première leçon, nous fîmes de belles, de splendides promenades ensemble, Philippe et moi. Philippe avait loué, pour lui-même, un bon cheval de selle ; donc, nous partions en excursion chaque après-midi, vers les deux heures, pour revenir aux Pelouses-d’Émeraude à quatre heures ; à temps pour accompagner Mme Duverney dans sa promenade journalière, en voiture.

L’arbre de Noël avait eu un grand succès et Mme Duverney m’avait promis que nous en aurions un tous les ans, dorénavant.

Nos veillées avaient été agréables, jouant du piano, chantant, faisant la partie de cartes, ou causant ensemble.

Les journées avaient paru trop courtes, et maintenant, Philippe nous manquait à chaque instant. Mme Duverney se lamentait hautement sur le départ de son cher neveu ; moi, je ne disais trop rien, par timidité ; mais souvent, souvent… je pleurais en cachette.

Avant de partir, il m’avait fait promettre de ne pas quitter sa tante, et j’avais promis.

Eh ! bien, il était parti et nous ne le reverrions pas avant Noël prochain probablement !…

Excepté que je sortais à cheval presque chaque jour maintenant, nous avions repris notre manière de vivre ordinaire Mme Duverney et moi, et ainsi se passa toute la saison d’hiver.

Puis vint le printemps, la plus belle des saisons, suivi de l’été, un été vraiment idéal.

Durant la dernière semaine de juin, nous eûmes la visite d’Arthur et de sa femme. Ils passèrent dix jours avec nous ; tous deux raffolaient des Pelouses-d’Émeraude.

— Je présume qu’il est tout à fait inutile de te demander de retourner avec nous, Marita ? dit Arthur la veille de leur départ.

— Ce serait un vrai péché ! s’écria Yvonne. Comment Marita pourrait-elle se décider de quitter Mme Duverney… et les Pelouses-d’Émeraude !

— Et, d’ailleurs, ajouta ma vieille amie, je ne sais vraiment comment je ferais sans Marita, à présent ! Je crois, Arthur, mon garçon, que nous allons considérer qu’elle demeure ici pour toujours maintenant. Nous nous arrangeons si bien ensemble, et puis… je pense que Marita ne songe nullement à me quitter…

— Vous quitter, chère Mme Duverney ! m’écriai-je en me suspendant au cou de la bonne dame. Je suis parfaitement heureuse avec vous ; pourquoi vous quitterais-je ?

« Les beaux jours sont courts » : cet été-là s’enfuit trop tôt, hélas, et l’automne s’annonça mal. Il plut presque nuit et jour ; le firmament était continuellement chargé de gros nuages gris, et le vent pleurait et gémissait, sans répit ; c’était assez pour donner un terrible spleen.

— Nous payons cher pour le bel été que nous avons eu, n’est-ce pas, Marita ? disait Mme Duverney. Entends-tu gémir le vent ?

— Et la pluie qui ne cesse de tomber ! m’écriais-je. Oh ! que je hais la saison d’automne !

(J’eus raison de ne jamais oublier cet horrible automne) !