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« Êtes-vous bien servie, Mademoiselle », lui dis-je. « Si vous voulez bien, Monsieur, je prendrais un peu d’intérieur ! » De l’intérieur ! Je devins pâle comme un mort et Chagnon s’éclata de rire ; il fut le seul, les autres avaient plutôt envie de pleurer. Mais, comment aller trouver l’intérieur ? Une idée lumineuse traversa mon cerveau. Il ne s’agit que d’enfoncer mon couteau dans la falle du dindon et de l’ouvrir en deux. D’une main ferme, j’enfonce le couteau ; je donne un coup de bas en haut. Mais au lieu d’ouvrir la victime, je la soulève de toute sa longueur. Elle tombe sur le côté du plat et crève ; l’intérieur se répand partout, dont une bonne partie sur la nappe. Je perdis la vue et la tête. Couteau et fourchette en mains, je contemplai d’un air stupide l’assemblée, sans pourtant voir personne, lorsqu’un des convives s’offrit de m’aider à terminer la boucherie. Je suais à grosses gouttes d’orage de chaleur ; je tirai mon mouchoir pour m’essuyer. Hélas ! il était imbibé de sirop de jujube. Force me fut de laisser tomber mes larmes de honte sur le crin blanc de mon habit. La servante vint enlever l’intérieur tombé sur la nappe ; cet intérieur, préparé avec tant de soin, devint la pâture des moineaux. Ô ! gloire humaine ! tu n’es qu’un mot vide d’intérieur.

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