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VISAGES DE LA VIE ET DE LA MORT

— Est-ce que vous ne soupez pas, vous aussi ? interrogea l’autre.

— Oui, oui, mais un peu plus tard ; je n’ai pas faim, mais je vais prendre un autre verre de bière.

Pendant que le pauvre s’enfournait de larges bouchées de bœuf aux oignons, l’hôte vidait une bouteille. Et il parlait. Il se sentait le besoin de parler.

— Mange à ta faim, hein ? Puis, tu sais, faudra r’venir. Je t’en ferai d’autres soupers. Ne te gêne pas. Tu pourras toujours te dire que t’as soupé aujourd’hui.

Il y avait du bien-être et de la joie autour de la petite table du modeste logis.

L’invité jeta un coup d’œil sur le cadran posé sur une corniche.

— Sept heures et demie, fit-il. Je suis bien ici, mais il va falloir que je me sauve.

— T’en aller ? Pourquoi t’en aller ? T’es pas bien ici ? T’as pas de misère, tu ne manques de rien.

— C’est vrai que je ne manque de rien, mais faut tout de même que je m’en aille, dit l’autre devenu subitement sérieux et un peu sombre.

— Pourquoi qu’tu veux t’en aller ?

— Bien, j’vas vous dire. Le refuge ferme à huit heures et si j’veux arriver à temps pour avoir un lit, faut que j’me hâte.

— Ah reste donc ici. Tiens, tu vas coucher avec ma femme dans la chambre en avant.

Le pauvre restait hébété de surprise.

— Non, fit-il doucement. Je vais aller au refuge. Je ne vais pas vous embarrasser toute la nuit.

— Ah, tu m’embarrasses pas du tout. Ça m’fait plaisir de t’voir là. Tu coucheras dans l’lit avec ma femme.