Page:Laberge - Visages de la vie et de la mort, 1936.djvu/22

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
14
VISAGES DE LA VIE ET DE LA MORT

me prendre l’appât du gain, le féroce goût de l’argent. Le nom de Pascaro emplissait l’air, il était dans toutes les bouches. C’était une clameur assourdissante, une clameur pleine de fièvre, d’espérance, de joie, d’allégresse. Chacun supputait déjà le montant qu’il empocherait. Comme il allait prendre le deuxième virage, huit longueurs en avant de son plus proche adversaire, Pascaro buta, mais retenu par son jockey, il resta debout. Toutefois, au lieu de continuer à galoper et de garder le côté intérieur de la piste, il ralentit et obliqua en boitant vers le plan extérieur.

— Il est fini, il a une jambe cassée, annonça l’un des juges à ses camarades.

Un cri de fureur et d’indignation s’éleva de la foule en voyant arrêter le favori. Les autres coursiers arrivaient en ouragan, soulevant un épais nuage de poussière. Ils rejoignirent et dépassèrent Pascaro immobilisé au côté de la piste. Alors, ce fut une formidable explosion d’injures. Des figures congestionnées, hideuses, brutales, grimaçantes hurlaient des imprécations :

Maudit Pascaro ! chameau ! charogne ! sale rosse !

Et le peloton des sept autres chevaux finissait la course pendant que Pascaro, une jambe brisée, restait là, souffrant sans comprendre, désormais viande d’équarrisseur. Le résultat de l’épreuve, le nom du gagnant, laissait presque tout le monde indifférent, car la foule avait placé son argent sur Pascaro et Pascaro s’était stupidement cassé la jambe. Comme si le cheval les eût tous volés, leur eût pris leur argent dans leur poche, les parieurs furieux l’accablaient de malédictions. S’ils eussent été près de lui, s’ils l’eussent pu, ils l’auraient frappé à coups de pieds. Le jockey Rooney était descendu de sa selle, avait tâté la jam-