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VISAGES DE LA VIE ET DE LA MORT

filles entrèrent et vinrent s’asseoir à la table voisine de la nôtre. Elles enlevèrent leurs manteaux, les accrochèrent et s’installèrent à côté l’une de l’autre. Des italiennes sûrement.

Fort gracieuses, l’une surtout, autant qu’il est possible de l’être. Châtaine celle-ci tandis que sa compagne était brune, elle faisait songer par le charme de ses attitudes à une statuette de Tanagra. Chacun de ses gestes, chacune de ses poses était admirable d’élégance et d’harmonie.

Après avoir vidé son verre, le poète Rival avait tourné vers elle sa belle figure aux yeux noirs, brillants, aux épaisses lèvres rouges, sensuelles, et il l’admirait en artiste.

— Savez-vous bien, me dit-il tout à coup de sa voix de basse si sympathique que la plus forte sensation que je dois à une femme je l’ai éprouvée non avec une jeune fille si jolie soit-elle, mais avec une matrone de soixante ans ?

Et comme surpris, je le regardais sans répondre, il continua :

— C’était quelque temps après mon retour de Paris où j’avais passé quelques années à étudier la littérature et à vivre la vie de bohème. Au cours de mes promenades la nuit, j’arrêtais souvent à un petit restaurant où je me faisais servir un léger souper. Celle qui me l’apportait avait les cheveux blancs. Elle était vieille mais propre et encore ragoûtante. Quelques fois, lorsqu’elle n’était pas trop pressée, elle causait avec moi. Or un soir, un soir d’hiver comme celui-ci, j’étais arrêté une fois de plus à la gargote elle remplissait l’humble fonction de bonne. Il était très tard et j’éprouvais le besoin de casser une croûte avant de regagner ma chambre.

La vieille à cheveux blancs m’apporta le pâté au mouton et la tasse de café que j’avais demandés.