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LE DESTIN DES HOMMES

Des semaines passèrent puis, un soir, quelques jours avant ses périodes mensuelles, lorsque son mari voulut l’approcher, Lucienne le repoussa.

— Non, pas aujourd’hui, c’est dangereux, expliqua-t-elle.

Surpris, il la regarda.

— Pourquoi dangereux ?

— Mais, innocent, parce que je vais être indisposée ces jours-ci et que je ne veux pas courir le risque de devenir enceinte.

— Mais, quand on se marie c’est pour ça, répondit-il du ton d’un homme qui apporte un argument irréfutable.

Elle fut prise d’une rage sourde. Elle avait envie de l’injurier, de le mordre, de le déchirer, de lui donner un coup de pied. Simplement, elle se contenta de lui tourner le dos. Mais elle dormit très mal cette nuit-là. Toujours elle remâchait et ruminait cette réponse de son époux : Quand on se marie, c’est pour faire des enfants. Cette idée lui était intolérable. À côté d’elle son mari ronflait. Si découragée était-elle que s’il ne lui avait pas fallu se lever du lit et marcher pied nu sur la terre froide, elle serait allée se jeter dans l’eau noire.

La date où elle aurait dû être indisposée arriva, mais rien. De suite, elle s’alarma. Tout de même, elle se dit que ce pouvait être un simple retard et que, dans un jour ou deux, elle n’aurait plus raison de s’inquiéter. Mais rien encore. Alors elle réalisa ce qui en était. Enceinte, elle était enceinte. Probablement du premier soir. Ainsi donc, elle ne pourrait échapper à son destin. Elle serait une mère poule et, dans son poulailler, elle aurait de nombreux petits. Oui, comme sa grand-mère, comme sa mère, comme ses sœurs, elle élèverait une nombreuse famille, elle aurait un troupeau d’enfants. Comme tous les siens elle vivrait sa