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LE DESTIN DES HOMMES

deux ans. Tous étaient pauvres et faisaient des petites vies. Pour elle, l’avenir s’annonçait bien tristement. Ses cinq sœurs avaient épousé des ouvriers. Françoise, l’aînée, avait déjà quatre enfants ; Octavie en avait trois ; Délima et Clara, deux chacune, et Adrienne, un. Comme la grand-mère et la mère, toutes auraient des maisonnées de petit monde et elles subiraient toutes sortes de privations.

— Dieu, que c’est donc triste d’être pauvre, de toujours porter de vieilles nippes, de toujours refaire et remodeler des robes qui n’en peuvent plus, qui sont finies ! se lamenta de nouveau Lucienne. C’est pas une vie ça, ajouta-t-elle. Autant aller se jeter à l’eau et en finir tout de suite.

Et elle se mit à contempler la rivière qui coulait à cent pieds de là et resta longtemps songeuse.

Oui, elle était pauvre. Elle souffrait de l’être, mais elle haïssait les pauvres, elle les exécrait, les méprisait. Discutant un jour avec une camarade, elle s’exclamait dans un accès de rage : « Ah ! c’est chanceux pour moi que je sois née pauvre, que je sorte d’une race pauvre, parce que si j’étais née dans une famille riche, j’aurais eu une automobile et, en passant près des pauvres gens, j’aurais ouvert la fenêtre et leur aurais craché à la face. Ah ! les maudits, que je les déteste ! »

Son père, M. Narcisse Lepeau, avait eu toutes les peines du monde à élever sa famille. Depuis son mariage, il était dans les dettes et n’avait aucune satisfaction. Un jour, un magazine américain lui était tombé sous la main. C’était un périodique traitant de la vie à la campagne. Tout d’abord, il l’avait feuilleté sans intérêt puis il avait été empoigné par le récit d’anciens citadins qui étaient allés s’établir à la campagne, qui racontaient leur nouvelle vie et le miraculeux changement qui s’était opéré dans leur existence. Plusieurs déclaraient qu’ils se fai-