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LE DESTIN DES HOMMES

d’écume de mer sur le rebord de la fenêtre. Ah ! monsieur, une vraie belle pipe.

Toute la figure du narrateur prit à ces mots une expression admirative. Et il se tourna à la ronde pour bien faire comprendre à tous les gens qui l’entouraient qu’il avait vu quelque chose de rare, d’unique, de merveilleux dans sa vie. Il parlait à plus haute voix qu’au début et, de l’intérieur du tramway, l’on se penchait pour l’entendre. Les figures taciturnes et maussades s’éclairaient d’un sourire.

— Oui, continua le narrateur, une pipe comme je n’en ai jamais vu. Quelqu’un l’avait mise là, l’avait oubliée. J’aurais bien pu la prendre. Elle n’était à personne. Je la regardais et c’était comme si elle s’offrait à moi. Pour vous dire la vérité, elle me tentait. Ah ! oui, elle me tentait gros. Mais je pensais à ce qu’on m’avait dit à la maison quand j’étais petit, qu’il ne faut pas prendre ce qui ne nous appartient pas, et je ne l’ai pas prise. Il me semble que ç’aurait été bon de fumer avec cette pipe-là.

— Moi, je ne m’en serais pas servi. Je ne fume jamais avec la pipe d’un autre. Mes garçons non plus. Chez nous, chacun fume avec sa pipe, fit celui qui écoutait la confidence du charpentier.

Sans prendre garde à l’interruption, ce dernier continua :

— Une belle pipe avec un bout d’ambre recourbé de quatre ou cinq pouces, presque neuve. Quand j’y pense, ça me fait de la peine. Un autre a dû la prendre et il fume avec.

— Ah ! pour ça oui. Il y en a un autre qui a été moins scrupuleux que vous et qui l’a mise dans sa poche, affirma le rentier.