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LE DESTIN DES HOMMES

— Ben, vous êtes honnête, vous. Si vous n’aviez pas voulu payer, vous auriez passé pour rien, fit un voyageur en s’adressant au consciencieux personnage.

Celui qui avait fait cette remarque était un homme d’une cinquantaine d’années, un peu court, à figure bonasse, paraissant plutôt de bonne humeur et qui portait sous le bras quelques outils de charpentier. L’autre grand, à moustache grise, de mise assez soignée, faisait songer à un rentier.

— Ah ! bien, vous savez, si un homme en est réduit à tricher pour sauver sept cennes, il a autant de chance de se pendre ou d’aller se jeter à l’eau, répondit-il en regardant celui qui l’avait apostrophé.

— Oh ! ce que je dis, c’est simplement pour parler, reprit le premier. Moi non plus, je ne pourrais pas voler un passage. Voilà vingt-deux ans que je prends le tramway chaque jour, matin et soir, et je peux dire que je n’ai jamais manqué de déposer mon billet dans la boîte. Des fois, j’aurais bien pu faire comme d’autres que je voyais se faufiler sans payer. Mais je suis resté pauvre, ajouta-t-il en riant.

Il était plutôt loquace. Évidemment, il avait dû faire quelques stations avant de prendre le tramway. Après le travail, il s’était rafraîchi et il éprouvait le besoin de parler. Il avait le verbe haut et il s’adressait non seulement à son interlocuteur mais à tous les voyageurs sur la plateforme.

L’air amusé et indulgent, le conducteur le regardait.

— Voyez-vous, fit l’homme après une pause, j’ai été élevé dans des principes d’honnêteté. On m’a appris à respecter le bien des autres, à ne pas prendre ce qui ne m’appartient pas. Tenez, une fois, il y a quinze ans de cela, je suis monté un dimanche dans les chars, et je me suis installé sur un siège. En m’asseyant, j’ai aperçu une belle pipe