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LE DESTIN DES HOMMES

cher aux courroies, se tenir debout. La voiture démarra et fila bientôt à grande vitesse. Pas d’arrêt nulle part. Elle roulait sur les rails, secouant les voyageurs qui étaient debout, les ballotant de droite à gauche, leur étirant les muscles des bras. La plus vieille du trio faillit tomber.

— Ce n’est pas avec le dîner qu’elle nous a promis qu’on va engraisser, fit la vieille au boléro rouge feu.

— Non, on n’aura pas de peine à le digérer, ajouta celle aux deux petites nattes postiches.

Elles étaient bien fatiguées les trois vieilles et le cœur tout à l’envers. Un moment, elles avaient cru que c’était le jour le plus glorieux de leur vie, tandis que maintenant… Et de se faire cahoter ainsi, elles se sentaient de misérables loques. Sa peine déborda soudain à la vieille de soixante-seize ans. Sa figure fit une vilaine grimace et de grosses larmes se mirent à couler sur sa face ridée, sur les poils blancs de sa lèvre et tombaient sur le plancher pendant que, de sa bouche ouverte, la bave dégoulinait sur son manteau. En imagination, elle se représentait la femme au chapeau rouge attablée à cette heure devant un souper fin et savourant de bonnes choses tandis qu’elle avec les quelques sous qui lui restaient avait juste de quoi prendre un hot-dog avec une tasse de thé. Accrochée à la courroie dans le tramway qui filait à une folle allure, secouant les passagers qui l’observaient avec des regards indifférents, curieux ou cruellement moqueurs, la vieille sanglotait désespérément…